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-Perdue la bouteille : ... le v'là qui l'embrasse !
-Vive la mi-carême !

-Hourra pour la mi-carême !

-J'donnerais pas ça pour cent louis!

Charles s'était en effet exécuté, et en retour de son obéissance, il avait reçu aussi lui un cornet de bonbons. La vieille fit ainsi le tour de la salle, parlant à tout le monde avec la même franchise impertinente que son son rôle autorisait. Aux enfants qui avaient veillé exprès pour recevoir cette visite impatiemment attendue depuis plusieurs semaines, elle fit des cadeaux calculés sur la bonne ou la mauvaise conduite de chacun d'eux à ceux qui avaient été sages, des dragées ou du sucre ; à ceux qui avaient été méchants, des patates gelées ou des écales de noix soigneusement enveloppées dans du papier, mystification qui faisait beaucoup rire les parents, et pleurer les pauvres petits malheureux.

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Quand la vieille eut épuisé sa besace et ses drôleries, quelqu'un proposa de terminer la fête par une danse ronde. Le bedeau, consulté là-dessus, donna comme son opinion que cela pourrait très bien se faire, attendu que ça n'avait pas été prémédité, et que, bien qu'il fût défendu de danser dans le carême, on pouvait se permettre, dans une occasion comme celle-là, une simple danse ronde; d'autant plus, ajouta-t-il, que ça n'exigeait point de violons, et que personne au dehors ne pouvait être scandalisé. Il en serait bien autrement s'il s'agissait de danser des menuets ou des reels, ou des gigues ou des rigodons. Cette morale un peu relâchée ne fut pas du goût de la mi-carême. Une discussion théologique s'éleva entre ces deux personnages, et avant la fin de la thèse, le bedeau, tout bedeau qu'il était, se serait peut-être vu enterré par les arguments de son adversaire, si le père Morelle n'avait point bravement tranché la question, en formant lui-même la chaîne et en entonnant vigoureusement cette ronde bien connue :

Bonhomme, bonhomme,
Que sais-tu bien faire ?

Dans chacune de

Après cette danse bruyante et grotesque, c'en fut une autre, puis une autre, puis encore une. ces rondes, il était toujours question

D'un baiser à la plus belle.

Et quand le hasard conduisait Charles au milieu du cercle, ce baiser était invariablement destiné à Marichette, au grand dépit de la petite Rose Tremblay, qui ne manquait point de l'agacer chaque fois, et qui finit par leur faire à tous deux des yeux aussi terribles que ceux que Junon fit au berger Pâris, lorsqu'elle conçut contre lui l'immortelle rancune qui nous a valu l'Iliade et

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l'Énéide. La dernière fois, cependant, notre héros se sentit saisir par le bras:... c'était la mi-carême.

-Tiens, dirent plusieurs voix, la vieille est jalouse! -C'est tout juste : c'est-i' pas sa blonde?

-V'là qu'a-i' dit des secrets, à c't'heure !... Et tout le monde de rire et d'applaudir.

Charles, en se baissant, reconnut la mère Paquet, la duègne de Marichette.

AOUT.-1898.

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-Monsieur Lebrun, lui dit-elle, m'a envoyée icite pour avoir soin d'mam'zelle Marie; mais je peux pas rester plus longtemps. Les gens qui doivent me ramener vont partir. Défiez-vous ben, en vous en retournant, y en a qui veulent vous jouer queuqu' mauvais tour.

Cet avis charitable fut cause qu'une demi-heure après, Charles, avec celle qu'on lui donnait déjà pour fiancée, glissait rapidement sur la neige, emporté par un cheval vigoureux qu'il excitait de la voix, et laissant loin derrière lui la maison du père Morelle, encore tout illuminée, et où l'on continua les rires, les chants et les danses presque jusqu'au jour.

III

UN PREMIER AMOUR

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NE lieue et davantage séparait la maison de M. Lebrun de celle où venait de se fêter si dignement la mi-carême, espèce de saturnale où le peuple, un peu lassé de la vie mortifiée que l'Église lui prescrit, prend sa revanche des privations passées et semble narguer les jeûnes à venir.

Pendant la plus grande partie du trajet, tout en s'efforçant de conduire sans encombre son léger traîneau à travers les cahots et les pentes de la route, Charles repassait en lui-même les diverses circonstances de son petit voyage, depuis son départ de Québec jusqu'à ce moment.

A l'âge de notre héros, et au sortir du collège, on est assez disposé à tenir compte des moindres événements et,

aux premières aspérités de la vie, à s'écrier comme le rat du bon La Fontaine :

Voici les Apennins, et voilà le Caucase!

Ce n'était que par degrés et grâce, pour bien dire, aux exigences de leur position qu'une douce intimité s'était établie entre Charles et Marichette. Dans ce moment les mille et une petites choses qui l'avaient rapproché de la jeune fille, semblaient à l'étudiant autant de déplorables fatalités, tant il avait trouvé niais le rôle de cavalier que tout le monde paraissait lui assigner. Comment avait-il proposé à mademoiselle Marie (il ne l'appelait jamais autrement) quelques promenades qu'elle avait acceptées? comment s'était-il engagé à l'accompagner chez le père Morelle ?

C'était ce dont il ne pouvait se rendre compte, surtout lorsqu'il comparait sa conduite à ses premières résolutions. Ce n'était cependant point sa faute à elle. Elle n'avait

fait aucune démarche : c'était lui, au contraire, qui avait recherché toutes les occasions de lui parler, et il n'avait jamais été si heureux que quand pour la première fois elle avait substitué à ses réponses froidement polies une conversation expansive et pleine de charmes. D'un autre côté, elle n'était pas, malgré tout, exempte de tout reproche à ses yeux. Pourquoi s'avisait-elle d'avoir un regard si mélancolique et si doux, de si beaux cheveux qu'elle disposait si habilement, un sourire si caressant et si intelligent, un teint si frais et si pur; et par-dessus tout, pourquoi se permettait-elle de parler un langage plus correct, plus élégant, plus poétique que celui de la plupart des femmes qu'il avait rencontrées jusque-là ? Était-ce sa faute à lui si, d'une petite fillette assez vulgaire, elle s'était rapidement métamorphosée en une jeune personne pleine de séductions?

Et cependant, il n'aurait pas voulu pour beaucoup

entamer un roman aussi absurde, et dont le dénouement, éloigné, incertain, pour bien dire impossible, l'aurait rendu bien malheureux. Cette étude de ses sentiments et de ses impressions (de ceux au moins qu'il s'avouait à lui-même sans compter ceux qu'il n'osait s'avouer) avait été la cause de sa taciturnité pendant tout le festin.

La vitesse du traîneau commençait à se ralentir, la nuit n'était pas bien froide, quoiqu'elle fût bien sereine, la neige, molle et blanche .plus qu'un duvet, avait cessé depuis longtemps de tomber (la neige, suivant le dicton. populaire, c'est le froid qui tombe): un vent léger embaumé par les exhalaisons des sapins soufflait par intervalles, les étoiles par myriades scintillaient au firmament, le silence régnait partout, à moins qu'une corneille effarouchée ne s'élevât de temps à autre au coin d'un bois, en poussant un cri plaintif : enfin sur la vaste plaine blanche semblable à un océan de neige qui s'étendait d'un horizon à l'autre, le jeune homme et la jeune fille pouvaient se croire seuls dans la création, et ils auraient même pu se croire transportés dans un monde idéal, si de temps à autre les rudes secousses des cahots ne les avaient rappelés au sentiment de la réalité.

- Mon Dieu! j'ai failli tomber hors de la voiture !... Mais vous allez me dire au moins pourquoi vous m'avez fait partir si vite de chez le bonhomme Morelle, et pourquoi vous nous avez menés si grand train; ... vous trouviez donc cela bien ennuyeux ?....

Marichette n'eut pas le temps d'en dire davantage. Ils étaient arrivés en ce moment à un endroit où il fallait passer un pont étroit jeté sur une petite rivière qui formait une coulée profonde. Le cheval s'arrêta brusquement et fit mine de retourner sur ses pas. Comme Charles essayait de lui faire franchir ce pas assez difficile, il s'aperçut, mais trop tard, de ce qui causait la terreur de la pauvre bête. A l'autre bout du pont, trois ou quatre sapins

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