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CHARLES GUERIN

ROMAN DE MEURS CANADIENNES

ILLUSTRATIONS DE J.-B. LAGACE.

I

LE DERNIER SOIR DES DERNIÈRES VACANCES

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L'ÉPOQUE où commence cette histoire,

le jeune homme dont nous allons raconter la vie intime avait seize ans accomplis. Son frère aîné, Pierre, en comptait dix-neuf. Tous deux, comme le titre de ce chapitre l'indique suffisamment, venaient d'achever leurs études classiques. Moins âgé de trois ans que son frère, Charles Guérin devait à une imagination

très vive et à son caractère quelque peu ambitieux, l'honneur d'avoir terminé en même temps que lui le cours qu'il n'avait commencé que longtemps après.

En termes de collège, Charles avait sauté deux classes, tandis que l'aîné, doué d'aussi grands, sinon de meilleurs. talents, avait jugé à propos de faire au pas ordinaire le même chemin que le cadet avait préféré franchir au pas

de course.

Le soir où nous allons faire connaissance avec eux, tous deux arrivaient ensemble au même but, et leur position

était la même, à cette différence près, que l'un avait, pour bien dire, harassé ses facultés intellectuelles, pendant que l'autre avait fatigué les siennes tout juste ce qu'il fallait pour les développer convenablement. Il en résultait que Pierre Guérin, plus mûr d'ailleurs et plus calme, était plus en état que son frère de répondre à la question embarrassante qui se dresse comme une apparition, au bout de tous les cours d'études, dans tous les pays du monde.

Que faire ?-Cela se demande de soi-même, mais la réponse ne vient pas comme on veut. Plus le choix est circonscrit, plus il est difficile, et chacun sait que dans notre pays, il faut se décider entre quatre mots qui, chose épouvantable, se réduisent à un seul, et se résumeraient en Europe dans le terme générique de doctorat. Il faut devenir docteur en loi, en médecine, ou en théologie, il faut être médecin, prêtre, notaire, ou avocat. En dehors de ces quatre professions, pour le jeune Canadien instruit, il semble qu'il n'y a pas de salut. Si par hasard quelqu'un de nous éprouvait une répugnance invincible pour toutes les quatre; s'il lui en coûtait trop de sauver des âmes, de mutiler des corps ou de perdre des fortunes, il ne lui resterait qu'un parti à prendre, s'il était riche, et deux s'il était pauvre ne rien faire du tout, dans le premier cas, s'expatrier ou mourir de faim, dans le second.

Sous tout autre gouvernement que sous le nôtre, les carrières ne manquent pas à la jeunesse. Celui qui se voue aux professions spéciales que nous venons de nommer, le fait parce qu'il a ou croit avoir des talents, une aptitude, une vocation spéciale. Ici, au contraire, c'est l'exception qui fait la règle. L'armée et sa gloire bruyante, si belle par là même qu'elle est si péniblement achetée; la grande industrie commerciale ou manufacturière, que l'opinion publique a élevée partout au niveau des professions libérales, et sur laquelle Louis-Philippe a fait pleuvoir les croix de la Légion d'honneur; la marine nationale, qui

étend ses voiles au vent plus larges que jamais, et, secondée par la vapeur, peut faire parcourir au jeune aspirant l'univers en trois ou quatre stations; le génie civil, les bureaux publics, la carrière administrative, qui utilisent des talents d'un ordre plus paisible; les lettres qui conduisent à tout, et les beaux-arts qui mènent partout, voilà autant de perspectives séduisantes qui attendent le jeune Français au sortir de son collège. Pour le jeune Canadien doué des mêmes capacités, et à peu près du même caractère, rien de tout cela! Nous l'avons dit : est fait d'avance: prêtre, avocat, notaire ou médecin, il faut qu'il s'y endorme.

son lit

Pierre Guérin avait longtemps réfléchi sur cet avenir exigu, et comme il s'était dit à lui-même qu'il ne ferait pas ce que tout le monde faisait, ou plutôt essayait de faire, il venait d'annoncer à son frère une séparation, pour bien dire éternelle. Charles, aussi peu décidé que Pierre l'était beaucoup, penchait cependant pour l'état ecclésiastique, vers lequel le portaient des goûts sérieux, une enfance pieuse et des manières timides, qui voilaient une ambition et des passions naissantes très dangereuses pour un tel état. Ajoutons qu'on avait promis de lui donner la troisième à faire, et que, sortant de sous la férule, il n'était pas fâché d'avoir à la manier à son tour. Cette considération, la pensée du respect qu'allaient lui porter dans quelques jours des camarades plus âgés que lui, qui, après l'avoir taquiné l'année précédente, ne lui parleraient plus dorénavant que chapeau bas, et jamais sans lui dire vovs, et l'appeler monsieur; l'orgueil qu'il éprouvait par anticipation des beaux sermons qu'il ferait quand il serait prêtre; tout cela entrait pour plus qu'il ne le croyait luimême dans ce qu'il appelait sa vocation.

Après en avoir reçu la confidence, Pierre avait combattu de toutes ses forces les projets de son frère. La journée, destinée en apparence à la chasse, à laquelle le futur régent

de troisième n'était guère adroit, et à la pêche, amusement qui ennuyait prodigieusement l'aîné des deux jeunes gens, la journée, disons-nous, avait été réellement employée à des débats continuels. Fatigués de leurs courses et de leurs discussions, ils étaient assis sur l'herbe tout près de la blanche maison paternelle, et, silencieux, ils contemplaient la nature grandiose qui se déroulait de tous côtés. Le spectacle qu'il y avait là était digne, en effet, de suspendre un instant leurs préoccupations; il suffisait d'y plonger ses regards pour se laisser prendre à une de ces longues rêveries qui, dans la jeunesse surtout, ont tant de charme.

C'était vers la fin d'une belle après-midi du mois de septembre, et l'endroit natal des jeunes Guérin était une de ces riches paroisses de la côte du sud, qui forment une succession si harmonieuse de tous les genres de paysages imaginables, panorama le plus varié qui soit au monde, et qui ne cesse qu'un peu au-dessus de Québec, où commence à se faire sentir la monotonie du district de Montréal.

La maison de madame Guérin était peu éloignée de la grève, dont le grand chemin seul la séparait. C'était une longue bâtisse enduite de chaux, avec des cadres figurant de larges pierres noires autour des fenêtres, et une porte surmontée d'un petit fronton vermoulu, et appuyée sur un vieux perron de pierres, dont plusieurs tremblaient sous vos pas. Elle paraissait divisée en deux parties, et le toit de l'une était un peu plus élevé que celui de l'autre ; une petite porte au coin servait d'entrée à la partie basse, évidemment destinée aux serviteurs et aux passants. Cette maison n'était point celle qu'avait habitée M. Guérin, mort il y a déjà si longtemps que ses enfants l'avaient à peine connu. Celle-là était une construction dans le goût moderne, située à deux arpents de l'autre, lambrissée de bois recouvert de sable brun, avec un toit à la japonaise, peint en gris fer, et des raies blanches au bord; il

y avait des persiennes aux fenêtres, jusqu'à la porte du centre ; seulement les autres ouvertures formaient les vitraux assez mesquins d'une boutique ou magasin de campagne. D'un côté de cette maison s'étendait une longue rangée de peupliers de Lombardie, servant d'entourage à un jardin; derrière, on voyait plusieurs petits bâtiments d'exploitation, en bon ordre, peints tout récemment, et un magnifique verger.

Tout cela appartenait depuis peu à un M. Wagnaër, étranger venu des îles de la Manche. La maison de madame Guérin était ombragée par les branches touffues d'un orme séculaire et gigantesque; elle était sur une sorte de terrasse à hauteur d'homme, formée en partie par un de ces fournils ou caves à patates, que l'on voit devant presque toutes les habitations de nos campagnes. Sur une verte pelouse qui couronnait la petite maçonnerie du fournil, les deux écoliers étaient nonchalamment étendus.

Devant eux coulait le Saint-Laurent, large autant que la vue pouvait porter. Sur l'horizon se dessinaient bien lointaines les formes indécises des montagnes bleuâtres du nord; une petite île verdoyante reposait l'œil au tiers de la distance, et semblait souvent, lorsque les vagues s'agitaient, osciller elle-même, prête à disparaître dans le fleuve. La vaste nappe d'eau présentait trois ou quatre aspects différents. La marée montait dans la petite anse au fond de laquelle étaient les deux maisons que nous venons de décrire; la brise s'élevait avec la marée, et l'eau plus épaisse prenait une teinte brune. A droite, on découvrait une grande étendue d'un azur tranquille; à gauche, éclairée par un soleil d'automne, l'eau paraissait comme une large plaque d'argent incrustée d'or; une marque d'écume blanche séparait cette partie de l'autre : c'était l'endroit où une petite rivière traversant un lit de cailloux se jetait dans le fleuve.

Les deux côtés du paysage était formés par les deux

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