Page images
PDF
EPUB

ment des autorités invincibles, auxquelles la conscience des juges ne manque jamais de se rendre. A propos des juges, savez-vous que vous avez tort d'étudier ? Sérieusement, mon cher, si vous vous mettez trop de science dans la tête, la première fois que vous vous trouverez en contact avec ces messieurs, vous éprouverez un choc tel que votre raison aura de la peine à y tenir. Savez-vous que, lorsque j'ai plaidé ma première cause, pas plus tôt ni plus tard que la semaine dernière, le juge m'a cité les lois romaines, les lois d'un pays à esclaves, pour prouver qu'en Canada et au dix-neuvième siècle, un maître a le droit de battre et de fustiger son domestique tout autant que ça lui convient ? (1)

-Eh bien; mais, c'était savant cela, j'espère !

Il aura pu citer le code noir, tout de même.

-Vous voyez, mon cher monsieur, que vous avez tort d'étudier la profession comme une science. Il vaut mieux l'apprendre comme un métier.

—Au fait, lorsque je réfléchis sur l'immense quantité de matières dont se compose cette étude, je ne conçois pas comment, sans professeur, on peut venir à bout de distinguer ce qui s'applique au pays d'avec ce qui ne s'y applique pas.

-C'est une distinction qui ne se fait guère non plus. Il n'y a pas de jurisprudence établie. Il n'y en aura jamais. -Qu'importe après tout, si à la longue on peut se faire une existence ? Qu'importe que tout cela soit absurde, si à la fin ça fait vivre son homme ?

On ne se

-Oui, eh! bien, vous vous trompez encore. fait pas d'existence assurée. Il n'y a rien de si fugitif que la clientèle; elle vient à vous aujourd'hui, demain à un autre. J'ai vu de vieux avocats qui, après avoir été célèbres dans leur temps, n'avaient pas plus de causes que les jeunes. Ce sont les clients que vous servez avec

(1) Historique.

le plus de soin, qui vous abandonnent le plus volontiers. Brouillez-vous avec un de vos amis, ou exposez-vous à vous faire suspendre de vos fonctions, par excès de zèle pour un client, et vous êtes certain qu'il vous abandonnera à la première occasion. Puis, vous n'avez aucune idée des intrigants que fait naître l'encombrement de la profession. Dans le bon vieux temps, un avocat de renom pouvait jeter ses clients par la fenêtre, ils rentraient par la porte. Aujourd'hui les vieux avocats craignent tant la concurrence des jeunes, qu'ils plaident presque pour rien; et les jeunes sont obligés d'acheter des causes. Si cela continue, le métier de client vaudra beaucoup mieux que celui de procureur.

-Vraiment, vous me découragez. Vous m'enlevez une à une toutes mes illusions. Je n'avais pourtant pas besoin de cela. Tu sais, Guilbault, que je n'ai passé mon brevet chez mon Dumont qu'avec une extrême répugnance. Quand vous êtes entrés, il y a un instant, j'avais commencé à étudier les Lois civiles de Domat ; mais, quoique cette lecture soit plus supportable que celle des autres légistes, je n'avais pu y tenir longtemps. Que sera-ce donc après ce que monsieur vient de me dire? Je vais manquer de courage tout à fait.

-Et à quoi bon, je t'en prie, manquer de courage? Est-ce que tu ne vois pas que notre ami Voison a la berlue? Il voit tout en noir. T'imagines-tu que vous m'avez découragé avec vos plaisanteries sur mon patriotisme? Vous m'avez prouvé qu'à la rigueur, on ne pouvait pas se servir uniquement d'objets manufacturés dans le pays. Ça n'est pas une raison pour ne pas employer ce que l'on peut employer. Voilà comme sont les gens en politique. Parce que leur parti ne réussit pas du premier coup, ils ne veulent plus rien faire.

-Et où penses-tu que tout ce qui se fait en vienne, quand je te dis que nous n'avons pas de pays : qu'as-tu à répondre ?

AVRIL.-1898.

18

-Qu'il faut s'en faire un! Crois-tu donc qu'il n'y a pas quelque chose de providentiel dans le développement prodigieux de notre population? Quand nos pères sont devenus sujets anglais, quand ils ont brûlé leur dernière cartouche pour la France qui les a trahis, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils ne formaient pas quatrevingt mille âmes à l'heure présente, nous sommes cinq cent mille (1) Un homme qui serait né alors pourrait vivre aujourd'hui; il n'y aurait pas de miracle. Durant le cours de sa vie, il aurait vu quintupler le nombre de ses concitoyens. Pourtant, il n'y a rien eu pour nous favoriser, n'est-ce pas ? Pensez-vous qu'une nationalité aussi vivace se détruise dans un jour?

:

Une fois revenu à ce thème de prédilection, Jean Guilbault s'y livra sans réserve ; il passa en revue tous les événements politiques depuis la conquête ; il exposa les raisons qui lui faisaient croire à un avenir national plus prospère, et il insista surtout sur l'exclusion du luxe, et la protection à donner à l'industrie locale, idée qui, selon nous, en vaut bien une autre. Pressé par ses amis, dont l'un surtout ne voyait de salut possible que dans l'américanisation, il leur expliqua comment, tout patriote ardent qu'il était, il voulait laisser accroître et décupler notre population, il voulait laisser faire son éducation et politique et matérielle, avant de la mettre en contact aves les millions d'Anglo-Saxons qui peuplent les États-Unis. Une vive discussion s'engagea entre nos trois hommes d'État, et à travers des objections sans nombre, les élans patriotiques des jeunes amis allèrent souvent au delà des bornes de la simple prudence. Mais c'était sans aucun danger immédiat, et l'ordre de choses d'alors, qui ne valait guère mieux que celui d'aujourd'hui, ne fut pas le moins du monde ébranlé par cette lutte à huis clos.

(1) Voyez la note A, à la fin du volume.

La conversation dont nous n'avons pour bien dire reproduit que le prélude, se prolongea si tard que notre héros fut obligé de sortir pour demander à son hôtesse un bout de chandelle, que celle-ci ne lui donna qu'en grommelant. Cette circonstance fit soupçonner à M. Voisin qu'il était temps de se retirer; et, en partant, il invita Charles à le visiter souvent et sans cérémonie.

66

V

LOUISE ET CLORINDE.

[graphic]

E lendemain, Charles reçut la lettre suivante, qui était bien la vingtième d'une correspondance très active entre lui et sa jeune sœur.

R...16 janvier 1831. "Mon bon Charles,

"Je t'écris encore aujourd'hui, puisque tu veux que je t'écrive toutes les semaines. Je t'assure que c'est une tâche bien douce, et, quoique je t'aie écrit la semaine dernière, il me semble qu'il y a un mois. Ta dernière lettre était bien courte, tu dois avoir bien du temps à toi, et tu vas peut-être me gronder, mais on dirait que tu me négliges.

Depuis ma dernière lettre, il s'est passé une chose qui nous a bien surpris et qui va beaucoup te surprendre.

Dimanche dernier, M. Wagnaër et mademoiselle Clorinde sont venus nous faire visite. Tu peux croire si j'étais embarrassée. Maman déteste tant ces gens-là ! Mais cette pauvre demoiselle a l'air si bonne et elle voulait tant se rendre aimable, que maman a fait bonne mine à son père par considération pour elle.

66

Depuis la fois qu'il a demandé notre mère en mariage, M. Wagnaër, comme tu sais, n'avait pas mis les pieds dans la maison. On ne sait pas du tout ce que veut dire cette visite. Je pense que c'était seulement pour faire connaissance avec moi que Clorinde aura décidé son père à venir nous voir. Il n'y a que nous deux de jeunes filles de notre âge ici, et, comme elle me l'a dit, ce serait bien triste, si nous n'étions pas amies. Si tu savais comme elle est bonne pour moi, comme nous nous aimcns déjà ! Elle m'a emmenée souper et passer la soirée chez elle, bien malgré maman. Elle a fait de la musique pour moi toute la soirée, justement comme elle aurait fait pour un cavalier. Elle m'a donné de belles fleurs qui poussent dans une serre, et elle m'a prêté de jolis petits livres ; mais maman ne veut pas que je les lise. Elle les a mis dans une armoire, et elle me les donnera dans quelque temps pour que je les rende à Clorinde tout de suite. Cela s'appelle "les Lettres à Sophie." Maman dit que c'est bien mauvais, et que Clorinde est bien malheureuse d'avoir un père qui ne prend pas garde à ce qu'elle peut lire.

"Maman ne veut pas croire que ce soit seulement pour faire une amie, que Clorinde me fait toutes ces amitiés-là. Elle dit que M. Wagnaër n'a pas fait une démarche comme celle-là sans avoir d'autres intentions. Depuis cette visite de M. Wagnaër et de sa fille, cette pauvre mère n'a pas fermé l'œil des nuits. Il faut que ce soit des gens bien terribles, puisque leurs caresses font tant de peur!

66

Depuis le départ de Pierre, cette pauvre maman a

« PreviousContinue »