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IV

TROIS HOMMES D'ÉTAT.

NVIRON quatre mois après les scènes que nous avons décrites dans les chapitres précédents; par une froide soirée de janvier, dans une mansarde d'une assez pauvre maison du faubourg Saint-Jean, à Québec, un jeune homme était assis près d'une table, où il paraissait lire et méditer profondément sur sa lecture. Il y avait sur cette table deux livres ouverts Le plus grand et le plus gros, celui de dessous, c'était les Lois civiles de Domat; le plus petit, celui de dessus, c'était les Martyrs de Chateaubriand. était évident que le jeune homme avait d'abord voulu étudier sérieusement, mais qu'ensuite il avait contraint l'in-folio de Domat à donner l'hospitalité au petit volume des Martyrs, de manière que la poésie avait eu littéralement le dessus sur la jurisprudence.

l'un dans l'autre.

Il

L'ameublement de la petite chambre de l'étudiant (car à ce trait qui ne reconnaîtrait un étudiant en droit de première année ?) était pauvre et bizarre à la fois. Un grand sabre avec un habit rouge militaire, et un shako étaient suspendus à un clou à la cloison. Deux grands dessins à la craie, richement encadrés, souvenirs de collège, étaient disposés de chaque côté de cette espèce de trophée. Des quatre pans de cette chambre deux étaient formés par un mur blanchi à la chaux, et les deux autres par une simple cloison de planches de sapin, qu'une propreté exquise faisait paraître luisantes et dorées, ainsi que le plancher, qui était nu, à l'exception de ce que recouvraient

deux bouts de tapis étalés avec orgueil, l'un près du lit, l'autre près de la table d'étude. Une petite armoire d'un bois très vil, peinte en rouge, et dont on avait fait une bibliothèque à l'aide de quelques planches, était posée sur la table et couronnée par une statue d'Hercule, en plâtre, statue presque colossale, et dont l'acquisition avait dû épuiser pour plusieurs mois les subsides que le maître du logis recevait de

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ses parents. Des gravures et des li

thographies, re

présentant soit

des sujets religieux, soit des danseuses plus ou moins décolletées, étaient collées çà et là sur les cloisons et sur les deux pans de la petite armoire. Un petit crucifix doré,cadeau d'une mère pieuse, protestait, au chevet

du lit, contre l'espèce de transfor

mation qui s'opérait dans les idées de l'étudiant. Le lit, placé dans un des angles de la chambre, la table d'étude avec la bibliothèque improvisée, placées dans l'angle opposé, trois mauvaises chaises en paille, un grand coffre bleu, et un petit nécessaire, très antique dans sa forme, formaient tout le ménage du jeune célibataire. Au-dessus de la porte, il y avait une énorme tête d'orignal au bois large et développé, qui aurait fait honneur à un musée d'histoire

naturelle, ou au salon de quelque Nemrod de Québec ou de Montréal; mais nous devons dire que celui qui aurait attribué la mort du noble animal au possesseur de sa dépouille, aurait commis une criante injustice.

Tout, comme on le voit, dans cette petite chambre trahissait dans celui qui l'occupait une association d'idées étranges, une lutte intérieure de la religion contre la mondanité, un attachement capricieux pour des objets futiles, un grand dédain pour toutes les bonnes et utiles. choses qui composent ce que l'on appelle le confort.

Charles Guérin, car nos lecteurs n'ont pas manqué de deviner que c'était notre héros que nous leur présentions ainsi métamorphosé, Charles Guérin avait en effet passé par une de ces crises inévitables, qui modifient les idées et le caractère d'un jeune homme; il avait éprouvé à la suite du départ de son frère une série d'émotions qui avaient rendu plus vague encore et plus inquiète son âme irrésolue quoiqu'ambitieuse.

Par les débris que l'on avait recueillis, on avait découvert que le vaisseau qui avait sombré près de la petite île, était le Royal-George, l'un des navires partis du port de Québec, le jour où Pierre Guérin avait dû s'embarquer. Il ne restait donc que peu de doute à Charles sur le sort de son frère. Ce dernier événement avait été soigneusement caché à madame Guérin; Louise et Charles se contentèrent de pleurer et de prier en secret, comme on les a vus faire au pied de la croix de la mission (1). La pauvre mère ignorait et devait toujours ignorer le naufrage qui avait eu lieu tout près d'elle, et ses enfants étaient déjà reconnaissants envers leur frère de la sage précaution qu'il avait eue de prédire d'avance un silence obstiné, puisque cette seule circonstance pourrait leur aider à tromper plus longtemps le désespoir maternel.

(1) On appelle ainsi de pieux monuments qu'on élève dans nos paroisses, en commémoration des missions et des retraites paroissiales.

Une fièvre très forte retint madame Guérin au lit pendant quatre jours, et elle dut seulement à son énergie morale, à un traitement habile, et à la force de son tempérament de survivre au coup terrible qu'elle avait

reçu.

Sa première pensée dans sa convalescence, pensée qu'elle ne put s'empêcher d'exprimer, malgré les sages conseils que Pierre lui avait donnés dans sa lettre d'adieu, sa première pensée fut que le plus jeune de ses fils devait de toutes manières remplacer l'aîné; il lui fut tout à fait impossible de dissimuler combien serait cruelle une seconde séparation après celle qui venait de se faire. Ce premier élan du coeur d'une mère, que la piété de la digne femme comprima bien vite, n'en causa pas moins une réaction bien forte dans les idées de Charles. Ce fut comme une lumière subite qui lui découvrit dans son propre caractère, dans ses projets, dans ses rêves même les plus purs et les plus saints, dans la nature de son enthousiasme religieux, bien des choses qui ne s'accordaient que très peu avec la règle sévère et les calmes vertus de l'état ecclésiastique; il se dit à lui-même que les circonstances dans lesquelles il se trouvait, quoique pures affaires temporelles, entraient peut-être dans les vues de la Providence, qu'elles étaient par elles-mêmes comme un avertissement céleste qui le prémunissait contre une démarche inconsidérée; enfin il en vint à douter plus que jamais de sa vocation. Dire les tourments qu'il souffrit, les nuits de prières et de larmes qu'il passa, les scrupules aigus et minutieux qu'il dut repousser, les pensées et les projets les plus dangereux qu'il dut combattre, ce serait dire ce qui ne pourrait être compris que de quelques pauvres enfants qui ont eux-mêmes subi de semblables épreuves. Enfin il se détermina à consulter une autre personne que celle qui l'avait dirigé jusqu'alors, un prêtre âgé et savant, qui lui conseilla de ne pas entre

prendre de décider dans quelques jours le sort de sa vie entière, et de rester au moins quelque temps dans le monde avant d'y renoncer. Le saint homme pensait avec raison, que renoncer à ce que l'on ne connaît pas encore, c'est s'exposer à désirer ardemment par la suite, ce qu'il nous est défendu de connaître. Cet avis charitable était un trop grand soulagement aux inquiétudes et aux souffrances de notre jeune homme pour qu'il se le fît donner à deux fois. Il fut donc convenu qu'il donnerait un sursis d'un an au grand procès qui s'instruisait au fond de sa conscience. Comme il fallait faire quelque chose en attendant, il passa un brevet chez un avocat, tout comme il en aurait passé un chez un notaire, ou chez un médecin, se reposant sur son extrême jeunesse pour changer de route du moment où il serait persuadé que celle qu'il suivait provisoirement ne lui convenait pas. Comme ses moyens ne lui permettaient guère de faire autrement, il prit pension dans une honnête famille d'ouvrier, où on lui donna pour tout logement la petite chambre que vous

savez.

Il y avait déjà près d'une heure que Charles était arrêté sur la même page de son livre, poursuivant dans son imagination des milliers de ces séduisants fantômes, que la moindre des choses suffit pour évoquer à l'âge de seize ou dix-sept ans, et que la prose poétique de Chateaubriand plus que toute autre chose peut faire surgir en foule; lorsque la porte de la chambre s'ouvrit assez brusquement pour laisser entrer deux jeunes gens.

-Tu m'excuseras, mon bon Charles, dit l'un d'eux, si je viens te troubler dans tes études; mais il y a longtemps que j'ai promis à M. Henri Voisin, de lui procurer le plaisir de ta connaissance. En passant dans la rue nous avons vu de la lumière à ta lucarne, et j'ai pensé que l'occasion était bonne. M. Voisin vient justement d'être reçu avocat; c'est un de mes amis, il aime passionnément

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