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avait dans le caractère trop d'originalité, dans le talent, trop d'effervescence, pour n'être qu'un imitateur. Avec ce talent et ce caractère, il fallait que J.-J. Rousseau fût Chef d'école en philosophie aussi bien qu'en éloquence. Les connaissances humaines s'agrandissaient tous les jours; et tous les jours devenaient plus vives cette ardeur pour les Sciences, cette idolâtrie pour les Talens dont la France entière était le temple. Il vient jusque dans leur sanctuaire, plaider la cause de l'ignorance. La Philosophie, comme les Sciences, secouait le joug des Autorités ; elle n'admettait pour preuve que l'expérience, pour arbitre que la raison; il cite la raison elle-même au tribunal de la conscience, et il lui donne pour juge le sentiment intérieur.

Dans le premier de ses Discours, ouvrage faible de composition, imparfait même de style, mais où brillaient déjà par intervalles des éclairs de son talent, il ne fit que développer ces mêmes objections contre les Sciences qu'avait élevées à la fois et victorieusement réfutées l'Auteur des Lettres Persanes. Ce qui mérite plus d'attention, et n'a pas non plus été remarqué, Rousseau, dans toute sa

Philosophie, est parti du même principe que l'Auteur de l'Esprit des Lois, tous deux commençant par établir que la formation des Sociétés a placé les hommes dans un état de guerre. Mais Montesquieu conclut de ce principe la nécessité des lois, Rousseau, leur insuffisance. Il parut vouloir détruire ce que Montesquien voulait édifier. On le crut du moins, et l'on se trompa. Toutes ses théories philosophiques reposent sur cette opinion, qu'il est pour l'espèce humaine comme pour les individus, une époque de virilité dont elle ne peut s'écarter qu'en marchant à la décrépitude. Ce fut donc, sur ce principe, non pas à l'état d'enfance, c'est à-dire à la vie sauvage, mais à cette espèce de siècle viril, qu'il voulut ramener d'abord les hommes, et il écrivit sur l'éducation; bientôt les Gouvernemens eux-mêmes, et il écrivit sur la nature et sur les fondemens du Pacte Social..

Ainsi, tandis que Montesquieu s'éclairant à chaque pas du flambeau de l'expérience, se dirige constamment vers la recherche des principes applicables à l'état actuel du genre humain, Rousseau paraît trop souvent s'égarer à la poursuite des principes naturels qui,

même

même en les supposant dévoilés, seraient désormais parmi les hommes peu susceptibles sans doute d'une rigoureuse application. Mais dans cette poursuite même, s'il rencontre sur sa route ces grandes vérités morales qui sont de tous les tems, et ne prescriront jamais, il les agite avec toute l'impétuosité de son ardent caractère, il les discute et les prouve avec toute la puissance de sa dialectique inexorable, et il les insinue dans l'ame avec toute la persuasion de cette sensible éloquence qui prête à la raison sévère le charme séducteur de la passion.

Il voit l'enthousiasme de la vertu, les sublimes illusions de l'honneur, et l'empire même des passions, c'est-à-dire le premier mobile, lorsqu'il est bien dirigé, de tout ce qui est grand et généreux, menacés d'une ruine prochaine par les progrès d'un froid égoïsme, d'une avilissante corruption de moeurs. Son coup d'œil juste cette fois, et profondément philosophique, lui a fait juger qu'il est tems d'opposer aux dépravations de la débauche les erreurs même du sentiment: et la plus orageuse des passions s'exprime enfin dans notre prose avec cette flamine et

cette énergie qu'elle n'avait eues jusqu'alors que dans les chefs-d'œuvres éminens de notre poésie dramatique.

Il veut ramener les hommes à la nature; et il rappelle dans le sein des familles les droits et les devoirs maternels. Dans les préceptes d'éducation qu'il trace pour le premier âge, il n'est souvent que l'interprète des philosophes qui l'ont dévancé; mais ce qu'ils avaient fait voir, il le fait sentir; ce qui n'était que prouvé, il le persuade.

Les Religions sont ébranlées par des ennemis redoutables. Il se présente comme l'Apôtre de toutes les Religions, qui renferment les grands principes de la morale naturelle. Il cómmande la soumission en prêchant la tolérance. Il veut du moins sauver les bases universelles de l'édifice; il les entoure à la fois de grandeur et de bienfaisance, de vénération et d'amour. Je le demande avec confiance, quel est celui de tous les hommes qui s'est exprimé le plus dignement sur la majesté de Dieu, l'ordre de l'univers, l'ame immortelle et le prix éternel des vertus ? N'est-ce pas ce Philosophe persécuté comme

un impie, parce qu'il avoit eu le malheur de naître hors du sein de l'Eglise ? Où puisait-on avant lui, les preuves de ces vérités surnaturelles de l'existence d'un Être suprême, de la dignité et des devoirs de l'homme ? Dans des livres, dans la tradition, dans des faits plus ou moins contestés, dans des autorités saintes et respectables sans doute, mais que des peuples entiers n'admettent pas. Pour lui, c'est dans le cœur même de l'homme qu'il trouve les preuves et le besoin de ces vérités primitives. Il lui apprend ses devoirs, en lui expliquant sa nature: il rend sensible à sa raison le témoignage de sa conscience.

Une morale si persuasive semblait lui ouvrir tous les cœurs, en gagnant l'estime de ceux mêmes qui donnaient peu de confiance à ses principes de philosophie. Mais ce fut moins encore le moraliste que l'éloquent écrivain qui fit naître pour le philosophe un si vif enthousiasme, et rallia sans peine autour de lui une foule nombreuse de disciples. Sa logique était si pressante que d'excellens esprits ont pu croire qu'elle l'avait entraîné lui - même; elle était si captieuse qu'elle semblait quelquefois conduire de

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