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modèle comme sans émule; enfin un Poète dramatique, célèbre par vingt succès, illustre par six chefs-d'œuvres. Concevez encore un Historien qui crée son genre, et qui le fixe; un Romancier qui invente sa manière, et la rend inimitable; un rival de Cicéron dans l'Épître familière ; un Critique qui n'a point de rival. Concevez, dis-je, séparément tous ces Écrivains d'un mérite supérieur. Le Siècle qui les aurait produits seuls ne formerait-il pas une Époque glorieuse dans les Lettres ? Eh bien ! tous ces

Écrivains divers qui seuls auraient illustré leur Siècle, c'est Voltaire.

Après Corneille, après Racine, il ajouta, durant quarante années, de nouveaux dé. veloppemens à notre Scène tragique. Les Étrangers reprochaient à nos drames, ils leur reprochent encore, de manquer de spectacle et d'action. Ce reproche n'était que sévère; Voltaire le rendit injuste. Le talent d'enchaîner et de multiplier les situations. délicates, ou fortement théâtrales ; l'adresse ; de lier la pompe du Spectacle à l'intérêt des situations principales, et de frapper toujours les sens pour ébranler avec plus d'em

pire l'imagination; l'invention et la variété des Sujets, l'éclat et la vérité des couleurs locales; la peinture et les contrastes des préjugés, des lumières et des habitudes des Peuples, l'élèvent au rang des plus grands Maîtres, et le distinguent entre ses égaux. Ce qui le distingue plus encore, c'est ce caractère d'utilité morale qu'il sait imprimer à toutes ses conceptions; cet art sublime, dont la source était dans son âme comme dans son génie, de fondre la pitié dans la terreur, la raison dans le sentiment, et de faire sortir des situations les plus attendrissantes ou les plus sombres, les plus consolantes et les plus douces leçons de tolérance et d'humanité (1). Génie ardent et sensible qui, moins touchant que Racine, est quelquefois plus déchirant; qui a moins de sublime et d'élévation que Corneille, mais

(1) Un célèbre Critique anglais qui n'est pas injuste envers Racine, n'hésite cependant pas à reconnaître dans l'Auteur d'Alzire, de Zaïre, de Mérope et de Sémiramis le plus religieux et le plus moral de tous les Tragiques du Monde. Voyez la Rhétorique de HuguesBlair, 46. leçon.

plus de véhémence et d'éclat ; et qui par des créations multipliées, par les combinaisons les plus théâtrales et les mouvemens passionnés d'une imagination impétueuse et brûlante, a mérité le titre glorieux, non sans doute du plus parfait des Poètes qui se sont illustrés dans la Tragédie, mais du plus tragique de nos Poètes !

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Digne rival de nos grands Maîtres dans un genre où nous n'avons point de rivaux, il est encore parmi nous non pas le mier, mais le seul Maître, dans un genre plus étendu, plus difficile, et qu'un préjugé universel semblait pour jamais interdire à notre Langue et à l'esprit de notre Nation. La Henriade parut : elle étonna l'Europe elle vengea la France. Toutefois cette Épopée doit être placée loin des Modèles. On y chercherait vainement les grandes proportions de la Jérusalem ou de l'Iliade. Trop bornée dans son plan, trop rapide, ou si l'on veut, trop resserrée dans sa marche elle offre des Narrations, mais peu de Peintures, des Portraits plutôt que des Caractères, une Machine allégorique et peu de Merveilleux. Ce qui est plus remarquable,

le dramatique, cette partie de l'Art dans la quelle a excellé son Auteur, est surtout ce qui manque à la Henriade.

Gardons-nous cependant d'imiter ceux qui se plaisent à ne louer dans ce Poème, l'un des plus beaux monumens de la gloire nationale, que l'élégance des détails et la pureté du style. Ne nous étonnons pas surtout de l'enthousiasme qu'il fit naître. L'Épopée manquait à la France; un jeune homme la lui donnait : l'intolérance dont les excès avaient obscurci les dernières années du règne de Louis XIV, paraissait revivre alors dans les Actes du Ministère (1); cette Épopée offrait à la Nation le plus beau Code de Tolérance et de Politique Morale dont elle pût encore s'honorer; Ouvrage où la Religion était peinte à-la-fois si majestueuse et si touchante! où sa cause était si bien séparée de celle du Fanatisme et de l'hypocrite ambition! où l'on ne pouvait enfin méconnaître dans de sublimes fictions, et le Génie créateur, le véritable Génie épique, et cette Phi

(1) Celui du duc de Bourbon.

losophie revêtue du coloris de l'imagination, qui ne caractérise pas moins Voltaire dans l'Épopée que dans la Tragédie (1).

Essaierai-je encore de saisir ce qui le caractérise le plus dans cette seconde Épopée, où il prend tous les tons et tous les styles, si piquant lorsqu'il invente, si original lors même qu'il imite, prodigue d'esprit et de pensées lorsqu'il cesse d'être riche en tableaux, et toujours fidèle aux Grâces lorsqu'il ne blesse point la pudeur? D'autres compareront peut-être à la Henriade cet ouvrage où il peint, en se jouant, mieux qu'aucun Historien, si on l'excepte lui-même, une époque singulière de l'Histoire, et les mœurs de deux grandes Nations: ils diront ce que

(1) Un nouvel Art de la Guerre, de nouveaux Cieux dévoilés par Newton, tous les progrès de la civilisation moderne, transportés dans les peintures épiques, n'étaient-ils pas encore des innovations aussi riches que hardies, non seulement dans notre langue, mais dans la poésie de toutes les Nations? Enfin ne doit-on pas avouer qu'il n'est aucune des parties de l'Art les plus négligées dans la Henriade dont elle n'offre quelquefois des exemples ou plutôt d'éclatans modèles?

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