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qui frappe l'oeil ou l'oreille : c'est animer par les tours, par les images et les couleurs, tout ce qui affecte la pensée; c'est dans le jeu de sa phrase et dans l'allure de son style, dessiner et reproduire tous les mouvemens de son âme et de son esprit, donner un corps à ses idées, et les rendre, en quelque sorte, visibles à l'imagination du lecteur et voilà, si je ne me trompe, ce que La Bruyère appelle bien peindre. Or, c'est ainsi que tout l'esprit d'un auteur consiste à bien peindre et à bien définir.

De quelques jugemens portés jusqu'à ce jour sur le livre des Caractères.

Cet ouvrage eut, dès son apparition, un succès extraordinaire; mais il ne paraît pas que les contemporains de La Bruyère aient pénétré tous les secrets de son art: et il ne faut point s'en étonner.

Un livre contient le tableau des mœurs et des caractères du siècle : la vérité de ses peintures alarme le vice et le ridicule. L'envie s'alarme à son tour; elle consent, pour perdre l'auteur, d'ajouter à l'éclat de Pouvrage; au bas de ces portraits, vrais ou faux elle écrit les noms des modèles : le succès s'en accroit, il gagne la province, il franchit la frontière, et ce livre se répand en Europe, traduit dans toutes les langues: la postérité lui donne son suffrage et il reste dans le très-petit nombre de ces écrits privilégiés auxquels on revient sans cesse, et dont on goûte la lecture comme l'entretien d'un ami plein

d'agrément et de raison, qui nous amuse et nous éclaire.

Il n'y a rien là de surprenant sans doute: au contraire, ce qui l'eût été beaucoup, c'est qu'on eût démêlé d'abord tout ce qu'il y avait dans ce livre, je ne dirai pas de talent, mais d'artifice et d'habileté. Tel est en général le sort de ces ouvrages toujours plus beaux plus ils sont regardés (a), qu'ils jouissent long-tems de l'estime et de l'admiration publiques avant que le goût lui-même se soit rendu un compte fidèle de tous les genres de mérite qui justifient leur succès. L'on ne manqua point d'attribuer la vogue surprenante des Caractères aux traits satiriques qu'on dou y remarqua ou qu'on crut y voir : et il n'est pas. teux que les explications vraies ou hasardées, enfin les clefs satiriques qu'on se permit d'en donner, n'aient contribué beaucoup à augmenter le bruit que fit ce livre dès sa naissance. « Peut-être comme l'a remarqué celui de tous nos écrivains (b) qui me paraît avoir senti avec le plus de finesse, jugé avec le plus de goût et fait connaître avec plus d'art, l'art prodigieux du style de La Bruyère, peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé pour sentir tout le mérite d'un ouvrage dé génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière qui fixe plus fortement leur attention sur elles, »

(a) Boileau, Epitre à Racine. (b) M. Suard.

Quoi qu'il en soit, il est du moins certain, (et cela me paraît digne de remarque), que les contemporains de La Bruyère ont accordé moins de louanges à son style qu'à ses pensées, à son art qu'à son esprit. Boileau qui dans le siècle du génie a été l'oracle du goût, en faisant du livre des Caractères un éloge insuffisant et peu motivé, observait, assure-t-on, que le moraliste s'était épargné ce qu'il y avait de plus difficile dans l'art d'écrire, le travail des transitions. J'observerai moi - même en passant, que l'historien du siècle de Louis XIV, citant avec honneur La Bruyère, n'ajoute pas un seul mot sur l'originalité de son style; lui qui dans un autre ouvrage (a), avait si bien remarqué que la netteté, la concision et quelquefois l'énergie des maximes de La Rochefoucault, avaient concouru à former l'esprit de ses contemporains à la précision et à la justesse, c'est-à-dire, à la raison.

Ménage fut celui de tous les hommes de lettres du dix-septième siècle (b) qui parut le mieux sentir le mérite de notre philosophe considéré comme écrivain.

« La Bruyère, dit-il, peut passer parmi nous pour un auteur d'une manière nouvelle. Personne avant lui

(a) Les Commentaires sur Corneille.

(b) Parmi les écrivains de ce siècle qui se sont le plus hautement prononcés en faveur du livre des Caractères, il faut aussi compter le père Bouhours, l'abbé Réguer, et l'abbé Fleury, ami de La Bruyère, et son successeur à l'Académie française.

n'avait trouvé la force et la justesse d'expression qui se rencontrent dans son livre. Il dit en un mot ce qu'un autre ne dit pas aussi parfaitement en six. Ce qui est encore beau chez lui, c'est que nonobstant la hardiesse de ses expressions, il n'y en a point de fausses et qui ne rendent très-heureusement sa pensée. Je doute fort que cette manière d'écrire soit suivie. On trouve bien mieux son compte à suivre le style efféminé. Il faut avoir autant de génie que M. de La Bruyère pour l'imiter, et cela est bien difficile. Il est merveilleux à attraper le ridicule des hommes et à le développer. Ses caractères sont un peu chargés, mais ils ne laissent pas d'être naturels (a) ».

Les grands écrivains du règne de Louis XIV me semblent avoir été mieux appréciés, et loués bien plus dignement dans le dix-huitième siècle qu'ils ne l'avaient été de leur tems. Cette remarque géneralement vraie, devient sur-tout évidemment juste si nous l'appliquons à La Bruyère (b).

Vauvenargues qui, dans ses Réflexions sur nos poètes et nos orateurs, s'est attaché à caractériser tous ces grands écrivains du dix-septième siècle, y consacre à l'éloge de La Bruyère deux pages qui méritent d'être citées en entier. On y reconnaîtra, si je ne me trompe,

(a) Ménagiana, Tome 2, pag. 334.

(b) On sent que je ne dois pas m'arrêter ici sur quelques traits heureux, mais épars dans divers ouvrages du dix-huitième siècle. Il serait beaucoup trop facile de rassembler un grand nombre de pareils traits.

une admiration raisonnée à-la-fois et vivement sentie de l'auteur des Caractères.

сс

Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence, qu'on ne trouve dans La Bruyère; et si on y desire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie, et toujours les plus propres et les plus précises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses Caractères. Nous fesons trop peu d'attention à la perfection de ces fragmens, qui contiennent souvent plus de matière que de longs discours, plus de proportion et plus d'art ».

« On remarque dans tout son ouvrage un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette invention, qui distingue la main des maîtres, et qui caractérise le génie ».

» Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expression, qu'on en voit dans ses Caractères. Il est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal, de ces traits qui caractérisent non 2. pas une passion ou les vices d'un particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénelon on de Bossuet ;, ce qui vient en grande partie, de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à relever leurs ri

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