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versent. Il n'est pas précisément ce qu'il est, ou ce qu'il paraît être,

« L'on a beaucoup de peine à s'approcher sur les affaires, parce qu'en général les hommes sont épineux sur les moindres intérêts, veulent tromper et n'être pas trompés, et mettent fort haut ce qui leur appartient, et très-bas ce qui appartient aux autres. A quelques-uns l'arrogance tient lieu de grandeur, l'inhumanité de fermeté, et la fourberie d'esprit. Les fourbes croient aisément que les autres le sont: ils ne peuvent guères être trompés, et ils ne trompent pas long-tems. On ne trompe point en bien. La fourberie ajoute la malice au mensonge. »

<< Autre vice naturel à l'espèce humaine; elle s'ouvre à de petites joies, et se laisse dominer par de petits chagrins. Rien n'est plus inégal et moins suivi que ce qui passe en si peu de tems dans le cœur et dans l'esprit des hommes. Aussi, sont-ils plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance. Leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencemens. Ils se laissent souvent dévancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent lentement, mais constamment. Ils savent encore mieux prendre des mesures que les suivre; résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut dire, que faire ou dire ce qu'il faut. On se propose fermement dans une affaire qu'on négocie, de taire une certaine chose; et ensuite, ou par passion, ou par une intempérance de langue, ou dans la chaleur de

l'entretien, c'est la première qui échappe. Dans les choses qui sont de leur devoir les hommes agissent mollement; et ils se font un mérite ou plutôt une vanité de s'empresser pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à leur état, ni à leur caractère. Ils s'ennuient des mêmes choses qui les ont charmnés dans leurs commencemens. Ils déserteraient la table des Dieux, et le nectar avec le tems leur deviendrait insipide. Ils n'hésitent pas à critiquer les choses qui sont parfaites, par vanité et par une mauvaise délicatesse. Enfin, les hommes n'ont point de caractère, ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans le désordre ; et s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice. Ils ont des passions contraires et des faiblesses qui se contredisent. Il leur coûte moins de joindre les extrémités, que d'avoir une conduite dont une partie naisse de l'autre. Ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises. »

« Il faut aux enfans des verges et la férule; il faut aux hommes faits une couronné, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornemens, ni ne persuadent, ni n'intimident. L'homme qui est esprit, se mène par les yeux et les

areilles. »

La raison tient de la vérité; elle est une. L'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots et des impertinens. C'est aussi à quoi doit s'attacher tout homme raisonnable. Dans le particulier, il est aisé d'être tranquille et vertueux. La chose est bien autrement difficile dans la société. On vient de voir ce que les hommes sont. La meilleure règle qu'on puisse suivré pour vivre avec eux est celleci: Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général, et de chacun d'eux en particulier et jetez-vous ensuite dans le commerce du Monde. »

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Page 252. La pensée, dis-je, aurait été lâ même, et cependant, cela est sûr, elle aurait semblë fort pieuse à ceux qui la trouvèrent impie, et qui, la charité nous invite à le croire ; n'avaient pas d'intérêt à se facher.

Il s'est trouvé dans tous les siècles de ces gens bien intentionnés qui semblent s'imposer le devoir d'insinuer dans leurs écrits, et de prouver par leur exemple, qu'on ne peut être à-la-fois un bon chrétien et un homme d'esprit : comme s'il devait s'en suivre que tout imbécille fût un saint, et que cette considération suffit pour rassurer leur conscience! Descartes avait démontré l'existence de Dieu; et voilà qu'un ministre du Saint-Évangile monte en chaire dans Utreck, et soutient une thèse publique pour annoncer aux Hollandais

que le Philosophe étranger est un impie et un athée : Racine avait fait Athalie; et voilà qu'un Jésuite s'avise de monter en chaire à Paris, et d'y soutenir une thèse publique pour apprendre à des Français que le plus pieux de leurs tragiques n'est ni poète ni chrétien; (nec poëta, nec christianus).

Faut-il s'étonner après cela, que les Onuphres et les Théobaldes, malgré le dernier chapitre du chef-d'œuvre de La Bruyère, (car ses Dialogues sur le Quiétisme n'avaient pas encore vu le jour), interprétant sans le comprendre ce qu'il eût été plus sage qu'il eût été plus sage de ne pas vouloir expliquer, se soient obstinés à révoquer en doute la charité d'un Satirique et la piété d'un Philosophe ? Quant au Satirique, j'en conviens, il a il a fréquemment immolé à l'indignation ou à la risée publique, et le fanatisme qui détruit la morale de toutes les religions, et l'hypocrisie qui dispense d'en avoir aucune mais tout le talent du Philosophe et toutes les ressources de sa dialectique n'en furent pas moins employés à défendre la Religion véritable, qui n'est ni celle de Jansénius, ni celle de Molina, et sur-tout à établir par des preuves nouvelles et frappantes ces dogmes fondamentaux sur lesquels reposent tous les cultes, toutes le's doctrines religieuses répandues dans l'Univers. Ses Censeurs pouvaient argumenter sur l'existence de l'Étre suprême, et les récompenses de la vie à venir, avec plus de désintéressement, et par là même plus de mérite mais aucun d'eux, à ce qu'il me semble, ne l'a fait en aussi bon style et avec autant d'esprit.

Page 256. Puisque l'un et l'autre exigent le talent de bien peindre et de bien définir, etc.

:

La Bruyère observe lui-même que tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre, C'est le principe, ou si l'on veut, l'axiôme fondamental de sa théorie de l'art d'écrire et cet axiôme est vrai, mais il veut être expliqué. Bien définir pour le grand écrivain n'est pas seulement renfermer des explications plus ou moins justes dans des sentences plus ou moins concises: telle chose pour être définie n'a besoin que d'être montrée, telle autre veut être approfondie, décomposée par l'analyse dans toutes ses parties, exprimée dans ses moindres nuances; tel objet s'explique par un trait, par une métaphore; tel autre par un exemple, par un contraste une par 9 comparaison, par un parallèle. C'est d'ailleurs à la réunion des détails que tient la vérité de l'ensemble ; et c'est en parcourant l'ensemble des objets qu'on peut saisir les rapports et toutes les nuances des détails. Ainsi puisqu'il s'agit d'un écrivain moraliste, bien définir n'est pas seulement pour lui nous apprendre à distinguer telle vertu de telle autre vertu, ou tel vice de tel autre vice; c'est tantôt remonter à leurs tantôt descendre à leurs effets; nous enseigner quelquefois comment ils s'engendrent les uns les autres, en suivre la filiation, en faire, pour ainsi dire, la généalogie et voilà ce que La Bruyère appelle bien définir.

causes

De même bien peindre n'est pas seulement figurer par des expressions, rappeler par des sons pittoresques ce

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