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Jamais la sainte passion de la vertu ne s'est montrée plus éloquente; jamais plus sublime morale n'a fait entendre des accens mieux faits pour retentir au fond des grandes âmes : et c'est là, sans doute, la sensibilité la plus noble et la plus rare. e. Que si l'on préfère une sensibilité plus douce, mieux faite pour parler à tous les cœurs, n'en trouve-t-on pas aussi le plus heureux exemple dans le même chapitre, lorsque, déplorant les maux de la guerre en philosophe, l'Écrivain s'interrompt toutà coup, plein d'une émotion involontaire, pour adresser, comme un ami, cette apostrophe touchante aux mânes du jeune Soyecour: «Je regrette, lui dit-il, ta vertu, ta » pudeur, ton esprit déjà mûr, élevé, sociable. Je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une Cour où tu n'as fait que » te montrer. Malheur déplorable, mais ordinaire ! » Et il rentre dans son sujet.

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Il y a dans tout cela quelque chose de naturel et dø tendre, qu'il serait imposible de feindre, qui va au cœur, et qu'on n'attendait peut-être pas d'un austère philosophe, Satirique amer de l'homme,et généreux ami des hommes, censeur de la société, et presque toujours un modèle des qualités sociales, au sein même de l'indignation et des haines vigoureuses que lui inspire l'aspect du vice, il est indulgent, et il nous porte à l'être. Il nous apprend à ne pas juger du caractère d'un homme par une faute qui est unique; il ne sait si un besoin extréme ou une violente passion, ou un premier mouvement tirent à conséquence (a). Persuadé, comme je le suis

(a) Chap. XII. 'Des Jugemens,

que La Bruyère n'avait pas d'intérêt à faire partager un pareil doute, j'y trouve un fond de bonté qui me paraît devoir écarter l'idée d'un esprit chagrin, ou tout au moins très-sévère, tel qu'on se plaît communément à représenter tout satirique, en lui refusant les affections tendres, et ce qu'on appelle exclusivement dans le monde de la sensibilité.

de

Je ne prendrai pas sur moi d'affirmer que La Bruyère fut un de ces prodiges de philantropie qui n'assistèrent jamais d'un œil sec à la représentation d'un Drame, et qui sentent leur coeur se fendre au dernier tome d'un roman. Mais pour caractériser nettement le genre sensibilité que'je crois reconnaître en lui, je continuerai à me servir de son propre témoignage; et pour mettre son témoignage en évidence, je m'aiderai d'une supposition. Une exécution célèbre se prépare; un illustre criminel va porter sa tête sur l'échafaud. Où vont ces âmes si tendres, qui ont tant de larmes à verser sur de feintes infortunes? Elles courent le malheureux (a) pour envisager sa contenance, pour épier la pâleur de son front, et mettre à l'épreuve son courage. Elles

ont

« Acheté le plaisir de voir tomber sa tête (b), :

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(a) Oui, comme on court le cerf. Je ne puis m'empêcher d'arrêter un moment le lecteur sur la singulière énergie de ce trait, moins beau cependant que l'idée des louables actions qui est encore fraîche dans l'esprit des peuples. Quel écrivain que celui dont il serait difficile de faire une citation de quelque étendue sans rencontrer de semblables beautés !

(6) Gilbert.

et vont s'attendrir pour leur argent. La Bruyère, à ce spectacle, rougit de honte pour l'humanité. Ah! s'écriet-il avec amertume, si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble, voyez un heureux (a)! Qu'on prononce maintenant entre ces deux sortes de sensibilité. La première est celle que vante le monde ; l'autre est celle du philosophe; ajouterai-je :

et de l'homme de bien ?

Cette sensibilité qui n'est jamais théâtrale, ni conséquemment affectée, s'unit quelquefois dans son livre, et s'unissait sans doute dans son caractère, à ces délicatesses du sentiment qui sont aux qualités morales, ce que sont les graces à la beauté. Quel touchant témoignage il en donne dans cette observation si simple, si fine cependant et si profondément sentie : «Il est triste » d'aimer sans une grande fortune qui nous offre les >> moyens de combler ce que l'on aime, et de le rendre » si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire (b) ! » Ah! sans doute, une si délicate pensée vint s'offrir au moraliste à l'aspect de deux époux, jeunes, sensibles, mais pauvres, qui s'aimaient, qui venaient de s'unir, que le monde croyait heureux, et qui laissaient échapper, à travers l'expression de leur joie, un vague sentiment de tristesse et de crainte, qu'on ne leur avait connu auparavant.

pas

Veut-on de ce charmant passage une explication beaucoup plus favorable encore, selon moi? C'est que tout

(a) Chap. VIII. De la Cour.

(b) Chap. IV. Du Cœur.

ce que La Bruyère nous présente ici comme une obser→ vation, il l'avait reçu dans son ame comme un sentiment, et l'avait éprouvé lui-même. Ce qui vient à l'appui de cette conjecture, c'est la connaissance intime, quoique peut-être incomplète, qu'il semble montrer quelquefois de la passion de l'amour. J'en citerai quelques exemples en les rapprochant, et les disposant dans l'ordre que leur aurait donné, je crois, le moraliste lui-même, s'il eût fait un ouvrage suivi.

« Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié; et celui qui est épuisé sur l'amitié, n'a encore rien fait pour l'amour. >>

« L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis; l'on ne voit en amour de défauts dans ce qu'on aime que ceux dont on souffre soimême, »

<< L'on confie son secret dans l'amitié; mais il échappe dans l'amour, »

<< Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu'il ne fait, ne cède en amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudrait. »

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Être

avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes ; mais auprès d'eux, tout est égal».

« L'on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime. »

S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande passion, et qui ait été indifférente, quelque important service qu'elle nous rende ensuite dans le cours de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat,»

Ces dernières réflexions détruisent un peu le charme des précédentes : mais les premières du moins sont d'une justesse exquise. Peut-on si bien définir l'amour, et ne l'avoir pas connu ? Cela paraît bien difficile. Je n'oserais cependant déterminer jusqu'à quel point, dans un homme tel que La Bruyère, la sagacité de l'esprit pouvait suppléer à l'expérience de l'ame. D'ailleurs, on n'ignore point que la plus violente et la plus douce des passions que puisse nourrir le cœur des hommes est modifiée, dans tous, par la diversité des conjonctures et la dissemblance des caractères : or, parmi les réflexions que La Bruyère fait sur l'amour, j'entends parmi celles qui sont justes, toutes ne me semblent pas être ; non-seulement le produit des mêmes circonstances, ce qui ne prouverait rien; mais celui du même caractère, ce qui semblerait prouver que La Bruyère n'a pu égaleDent sentir tout ce qu'il a si bien exprimé. Il restera toujours certain qu'il ne peut être donné qu'à une âme sensible de pénétrer si avant dans l'intérieur de la passion, lors même qu'elle lui est étrangère.

Page 233....... La Bruyère comme moraliste, etc.

L'on a fait un court extrait de la philosophie morale de La Bruyère, qui n'est pas complet sans doute, mais qui peut suffire du moins pour en donner une idés sommaire, Le voici

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