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Le Sage parut au contraire fait pour s'ap procher de Molière et pour remplacer Regnard. Si, après l'auteur du Tartuffe, quelqu'un mérite d'être cité pour les grandes vues morales et la peinture énergique des mœurs, c'est l'auteur de Turcaret ; si, après l'auteur du Légataire, quelqu'un posséda au même degré cette verve intarissable de saillies et d'en jouement, c'est l'auteur de Crispin rival de son Maître. Pourquoi faut-il que Le Sage se soit arrêté dès son entrée dans la carrière? Il y marchait de près sur les traces de ses deux illustres modèles.

Destouches qui vint ensuite, s'en écarta : il voulut épurer la Comédie, et on l'accuse avec raison de l'avoir rendue trop sérieuse. Un mérite qui lui est particulier entre les écrivains de son siècle, c'est ce caractère de dignité qu'il a imprimé surtout au plus célèbre de ses ouvrages, où des situations

touchantes sont fondues dans l'ensemble avec ménagement, et laissent reparaître ensuite, sans l'altérer, cette gaîté franche et naturelle qui anime la vraie Comédie.

Ces situations touchantes, La Chaussée

en forma le tissu de ses compositions. Toujours plein d'intérêt et quelquefois même de pathétique, il créa, ou plutôt il renouvela parmi nous un genre qui tient à la Comédie par les personnages, à la Tragédie par la situation; genre qui justifiait à bien des égards la sévérité des Critiques, mais qui fit naître des ouvrages justement absous par le succès.

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La véritable Comédie sembla dès lors exilée; elle ne fit plus sur notre Scène que de courtes apparitions et à de longs intervalles. Parmi quelques Pièces heureuses qui rappellent un meilleur tems, s'élevèrent surtout deux Chefs-d'œuvres, l'un d'invention et de verve, l'autre de finesse et de grace, Ja Métromanie et le Méchant (1). Mais un pathétique bourgeois prévalut sur le Comique, et dans le Comique même on n'osa plus se livrer à la gaîté naïve et piquante, aux peintures fortes et naturelles. L'influence de

(1) Par une fatalité singulière, de tous les Poètes comiques de cette époque, ceux qui pouvaient parcourir la carrière avec le plus de gloire se sont arrêtés dès les premiers pas. Tel avait été le sort de LeSage; tel fut celui de Gresset.

la Cour de Louis XV se fit sur-tout sentir

dans la Comédie qui doit offrir le tableau des mœurs.

Aux

yeux de cette Cour qui n'attachait de prix aux qualités sociales que dans les manières et dans les discours, le Peintre des vrais caractères, Molière, avait trop méconnu l'urbanité française; ses Personnages n'étaient point des gens de bonne compagnie; ses mœurs manquaient de politesse et son dialogue d'ornemens. Chacun de nos petits Auteurs voulut passer pour être du beau monde. Les séductions de la vanité servirent encore à répandre la contagion du mauvais goût. On n'eut garde d'imiter Molière. On ne peignit pas, on ne voulut qu'ébaucher avec une grace légère des caractères sans physionomie, des mœurs indécises et artificielles. A la saillie vive et enjouée on fit succéder le froid persifflage, et le jargon néologique à la franchise du style : alors on s'arrogea le titre de Comique du bon ton. II n'y eut à cela qu'un inconvénient, c'est que la Comédie ne fit plus rire. Ceux qui auraient pu prévenir la décadence de la scène, en furent malheureusement écartés et ce

n'était qu'après de longues erreurs qu'elle devait enfin revenir à la nature et aux vrais principes de l'Art.

Si, malgré les divers efforts de plusieurs talens distingués, la Comédie ne put se maintenir à la hauteur où le génie l'avait élevée sous le règne de Louis XIV, il n'en fut pas de même de la Tragédie, destinée à s'ouvrir encore des routes nouvelles. Corneille et Racine ne pouvaient être surpassés ; ils eurent du moins dans le dix-huitième siècle d'illustres successeurs et un rival.

Déjà vers le commencement de ce siècle avait paru un Génie inculte, il est vrai, mais fier et tragique. Corneille avait élevé l'ame Racine affecté délicieusement le cœur; Crébillon voulut effrayer l'imagination: il s'éleva sur une scène sanglante, et le but de ses Compositions théâtrales fut la terreur. Un faux système dramatique, des intrigues sans vraisemblance, des situations forcées, des déguisemens, et tous ces petits moyens qui appartiennent plus au Romancier qu'au véritable Poète, ont trop défiguré ses Tragédies; de grands traits épars dans son style

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n'y rachètent point assez les vices de l'élocution trop dépourvue de pureté, de correction et d'harmonie. Mais celui qui sut tracer les caractères de Rhadamisthe, de Palamède et de Pharasmane dut obtenir, et mérita sans doute, des succès d'autant plus éclatans qu'il ramenait le premier sur la Scène les fortes et mâles passions que l'École dégénérée du plus parfait de nos Poètes en avait alors exilées. Heureux si, pour l'intérêt de son talent, il eût moins négligé l'étude de la Langue et des grands modèles! Heureux surtout si, contre l'intérêt de sa renommée, l'animosité et l'envie ne l'avaient pas opposé comme un rival au Poète qui n'en devait point connaître dans ce siècle qu'il remplit tout entier de son génie et de sa gloire!

Ce Génie extraordinaire est trop vaste pour être embrassé dans son ensemble: pour mesurer son étendue, il faut d'abord la diviser. Concevez donc un Poète épique qui parcourt à-la-fois avec honneur la carrière de Virgile et celle de l'Arioste; un Poète didactique, digne émule de Pope dans l'Épître morale, digne éleve d'Horace dans la Satire; un Poète aimable et léger, sans

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