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cipes d'une philosophie tolérante, et qui nous ont éclairés sur les fautes de nos pères.

La Bruyère parut une fois encore suivre le torrent de l'exemple, et s'abandonner à l'impulsion de son siècle: mais cette fois là du moins c'était pour le corriger. Au moment où les esprits commençaient à s'agiter sur les chimères du Quiétisme, il comprit que l'intérêt de la Religion et de l'État conseillait de ne combattre qu'avec l'arme du ridicule ces illusions qui depuis, attaquées avec violence, et violemment défendues par l'éloquence et par la dialectique, devaient causer dans l'Église tant de scandales, à la Cour tant dé divisions. C'était juger en philosophe. Cette manière de voir si juste, et dé si pures intentions n'ont cependant pas sauvé de l'oubli ses Dialogues sur le Quiétisme (1). Ils ont par tagé le destin de tous les ouvrages que firent naître ces questions de mysticité, dans les

(1) Dialogues posthumes du sieur de La Bruyère. sur le Quiétisme. Paris, 1699. Ces Dialogues sont au nombre de neuf. Les sept premiers furent trouvés dans les papiers de La Bruyère; Dupin qui les fit im primer, y en ajouta deux autres,

quelles de très-grands génies ont eu le double malheur de perdre leur tems et d'oublier leur esprit. Il résulte de ces Dialogues, qui seraient encore bons à lire si les Provinciales n'existaient pas, que le philosophe La Bruyère était un savant théologien, un casuiste orthodoxe, à un peu de jansénisme près : mais on reconnaît à son style qu'il avait pour la controverse une vocation moins décidée ou moins heureuse que pour la morale.

Celle de ses Caractères, j'ose l'affirmer encore, après l'avoir accusé d'une erreur que je pouvais dissimuler, est, à cette exception près, aussi généreuse que sévère. Mais peutêtre en éclairant l'esprit, en parlant à l'imagination, ne va-t-elle pas toujours jusqu'à émouvoir le cœur. Rarement fait-elle entendre cet accent affectueux ou passionné, que lui ont donné d'autres moralistes plus touchans, plus utiles même ; car nos sentimens ont sur nos actions plus de prise que nos maximes, et les hommes se dirigent bien moins d'après les jugemens de leur esprit, qu'ils ne se laissent conduire aux affections de leur ame.

Mais il est un autre point de vue sous lequel l'auteur des Caractères, considéré comme moraliste, est peut-être le plus utile, le plus réellement classique entre tous les écrivains; je veux parler de la connaissance profonde qu'un lecteur qui réfléchit doit puiser dans son ouvrage, non pas précisément de l'homme ou du cœur humain, mais des hommes qui nous entourent, et de ce monde où nous vivons.

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Depuis l'apparition de cet ouvrage, arrivé sans doute bien des révolutions dans nos mœurs. Ces Partisans dont les richesses dont le faste et le crédit étaient sûrs d'obtenir tout, parce qu'ils pouvaient tout payer; ces Turcarets si vains encore quand Le Sage, après La Bruyère, les a joués avec génie, ne conservent plus qu'au théâtre ce rôle pompeux et sot qu'ils avaient rempli long-tems sur une plus vaste scène. Ces casuistes dont la foule ignorante, à peine encore échappée aux verges de l'inexorable Pascal, était venu tomber sous le fouet du caustique La Bruyère; ces directeurs si nombreux, et jadis si nécessaires que notre moraliste révoque en doute si la réconciliation de deux époux peut avoir

lieu sans qu'on ait fait au préalable jouer la machine du directeur; toutes ces machinessûr,

là sont brisées, et ce n'est point, à coup au préjudice de la morale ni de la religion. C'est trop, observe ailleurs La Bruyère c'est trop contre un mari d'être à la fois coquette et dévote; une femme devrait opter (1) et les femmes ont choisi. Ces différences, et d'autres semblables, nous aprennent ce qu'étaient nos mœurs au dix-septième siècle, et quels changemens elles ont éprouvés depuis. Une comparaison attentive.de La Bruyère et de Duclos pourrait fournir aussi un parallèle entre les mœurs de ce même siècle et celles de l'époque célèbre que nous avons vu, finir: mais ces rapprochemens que tout le monde peut faire, ces différences qu'il était peut-être bon et qu'il suffit d'indiquer, n'ôtent rien ou peu de chose à l'incontestable utilité des tableaux de La Bruyère, parce qu'en peignant les hommes de son tems, il a fort souvent aussi fait le portrait des hommes du nôtre.

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Nous vivons encore tous les jours avec la

(1) Chap. III, Des Femmes.

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plupart de ses personnages. N'est-il pas notre contemporain ce favori d'un ministre qui, la veille d'une disgrace, reconduit jusques sur l'escalier ? N'est-il pas notre contemporain, ce savant Hermagoras qui néglige de s'informer des guerres d'Allemagne ou d'Italie pour discourir, sans distractions, sur la guerre des géans? Les jolies femmes d'un âge mûr ne se persuadent-elles plus que les années ont moins de douze mois? N'est-il plus de ces hommes prudens qui, peu chargés de maximes, en empruntent, selon l'occurrence, à mesure qu'ils en ont besoin (1)? Que de Pamphiles aujourd'hui, comme dans le siècle de La Bruyère, parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier (2), savent l'histoire avec les femmes, sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète ! Mais sur-tout quelle foule, ou pour parler plus juste, quel troupeau de ces Clitons qui n'ont jamais eu toute leur vie que deux affaires, déjeuner be matin et dîner le soir; hommes nés pour la digestion, et dont les éloquens discours sur le rôt, les entremets

(1) Chap. IX, Des Grands.

(2) Ibid,

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