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et même de vos défauts qui leur ressemblent si bien ! Tout ce que six siècles de civilisation, et quelques époques de lumières, ont produit d'aimable et de glorieux, offre des traces de cette influence: et lorsque ces hommes superbes, qui se disent vos protecteurs, ont voulu cesser d'être barbares, ils ont adopté vos lois, et fléchi sous votre empire.

Parmi nous, trois écrivains célèbres ont traité spécialement des femmes, ce qui n'est arrivé, comme on peut croire, à aucun moraliste ancien : mais tous trois en ont jugé d'une manière fort différente. Thomas qui on le voit bien, ne les avait connues que dans l'histoire, en a fait un bel éloge à la façon de Plutarque, lorsqu'il raconte les faits d'armes des héros grecs et romains. La Bruyère, qui les avait observées principalement dans le grand monde, en a fait une satire assaisonnée quelquefois de ces graces légères ou piquantes, dont elles-mêmes, sans doute, lui avaient appris le secret. Rousseau, qui les connaît bien mieux, parce qu'il les a beaucoup aimées, leur a dicté les leçons d'une philosophie souvent sévère, toujours

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pleine de sentiment. De là vient que le philosophe s'est fait écouter avec enthousiasme le satirique avec curiosité, le panégyriste avec indifférence : il était trop loin de la nature, en parlant au sexe qui s'y trompe le moins. Quant au rigide La Bruyère, n'envisageant ses modèles que dans nos sociétés, il leur reproche envieusement jusqu'à ces défauts aimables dont les a parées la nature si prodigue pour elles de ses dons. Leurs caprices, nous dit-il, devraient en détacher les hommes, si rien pouvait les guérir. Rousseau qui ne s'était pas borné à étudier les femmes dans un cercle, et qui savait apparemment à quoi le caprice est bon, Rousseau ne veut rien leur ôter de ce qui fait leur empire, et ne leur pardonne rien de ce qui peut l'affaiblir. La Bruyère paraît en médire pour empêcher qu'on ne les aime, Rousseau, pour les faire aimer. Ce n'est pas froidement qu'il blâme il moralise en grondant; et, dans son emportement, qui n'a pas dû leur déplaire, on sent toujours le plaisir qu'il éprouve à s'occuper d'elles, même lorsqu'il en dit du mal.

On ne trouve dans La Bruyère ni cette ana

lyse fine à-la-fois et profonde des penchans naturels, des droits et des devoirs des femmes, ni cette éloquence ingénieuse et cependant passionnée, qui rendent si neuf et si piquant tout ce que le précepteur d'Emile a écrit sur la compagne de son élève. Mais l'auteur des Caractères reprend sa supériorité dans les peintures satiriques: alors, comme dans les portraits de la coquette, de la dévote et de la pédante, il lutte souvent avec honneur contre les premiers chefs de notre littérature, contre les Molières et les Boileaux. Ces peintures, qui ne sont pas toutes renfermées dans le chapitre sur les femmes, sont un des principaux ornemens de son livre; et l'usage que les progrès de la société parmi nous le mettaient à portée d'en faire, est une des principales causes de son incontestable prééminence sur le philosophe ancien qui fut son prédécesseur, mais ne pouvait pas être son modèle.

J'ai dû m'arrêter d'une manière spéciale sur ces causes essentielles, et qui, jusques à ce jour, n'ont pas été remarquées. Je l'ai dû, non-seulement, eu égard à leur importance, et à leur rapport intime avec le sujeɛ

de ce discours, non-seulement parce qu'elles expliquent les différences si nombreuses et si remarquables qui se trouvent entre les Anciens et La Bruyère, considéré comme écrivain, mais parce qu'elles expliqueront aussi, et peuvent seules expliquer, les différences plus nombreuses, plus curieuses encore, que nous allons découvrir entre eux et lui, en l'envisageant comme moraliste.

SECONDE PARTIE.

Les philosophes de l'Antiquité ont le plus souvent traité de l'homme en général, ou du citoyen considéré comme membre de la république ils lui ont tracé des modèles de perfection quelquefois vraisemblables, presque toujours imaginaires; et,laissant au poète satirique. les peintures du vice et du ridicule, qui n'étaient plus sous ses pinceaux que des personnalités, ils nous ont dicté des préceptes moins faits pour éloigner du crime que pour conduire à la vertu. « Ils ont laissé » à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont » trouvé, observe La Bruyère lui-même, » et n'ont presque relevé aucun de ses faibles.

» Au lieu de faire de ses vices des peintures » affreuses ou ridicules qui servissent à l'en » corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une per"fection et d'un héroïsme dont il n'est point

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capable, et l'ont exhorté à l'impossible (1)». Cette manière de juger les moralistes anciens, et particulièrement les stoïques, devait être celle de La Bruyère, qui, dans les formes dont il revêt la philosophie morale, se trouve presque toujours en opposition avec eux. Mais comment donc La Bruyère ne s'est-il pas aperçu qu'une telle opposition dérive de la nature même des choses ; qu'elle tient essentiellement à la différence des tems, et aux divers points de vue où se trouvaient placés par les conjonctures, et lui-même, et ces vieux philosophes, qu'il égale sans les imiter?

Dans un siècle où notre civilisation semblait, en se développant, toucher à son dernier terme, il avoit étudié, non pas précisément l'homme, analysé par abstraction dans son être intelligent et dans son être mo

(1) Chap. XI, De l'Homme.

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