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pas moins les voir agir. L'illusion est complète ; et ce qui étonne, c'est que tous ces caractères supérieurs se prononcent avec une si haute énergie sans jamais s'éclipser l'un l'autre. C'est qu'ils sont ici dans la tragédie ce qu'ils furent autrefois dans Rome, et ce qu'ils sont encore dans l'histoire. Si l'intrigue languit quelquefois, si les ressorts de l'action paraissent relâchés dans plusieurs scènes, ces défauts sont rachetés par des beautés austères et savantes. Rome Sauvée est la pièce des connaisseurs. Et c'est un de ces ouvrages qui feront toujours avouer aux critiques de bon goût et de bonne foi que le premier tragique dans la peinture des mœurs, c'est Voltaire.

Il acquit encore plus de droits à ce haut rang par la tragédie de l'Orphelin de la Chine. Voltaire avait plus de soixante ans lorsqu'il composa l'Orphelin, mais il était encore dévoré du besoin de créer et de produire. Ce fut alors pour la première fois que parut sur la scène cette nation d'une antiquité si reculée, si célèbre par ses mœurs et par ses institutions inaltérables. Le fond du tableau est une de ces grandes révolutions que Voltaire seul a transportées sur la scène avec tant de majesté. C'est une horde conquérante et barbare, subjuguée à son tour par les lumières et la civilisation des vaincus ; c'est une nation éclairée qui soumet à ses lois ceux qui l'ont asservie à leurs armes. L'intérêt est diyisé dans cet ouvrage, l'unité d'action n'est pas plus exactement observée. Mais le rôle seu】 d'Idamé n'eût-il pas racheté toutes ces fautes? La scène où elle défend son fils qu'un père veut sacrifier pour sau

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ver l'héritier de ses maîtres, cette scène où une mère éplooppose les droits de la nature au fanatisme social, a été comparée avec raison à la sublime scène d'Iphigénie, où Clytemnestre défend aussi sa fille contre les préjugés et l'ambition barbare de son époux. On doit même remarquer que ces deux scènes assez semblables pour le fond, n'ont dans l'exécution aucune ressemblance " et que c'est dans Voltaire un mérite de plus. Une scène non moins brillante, et où le génie tragique se montre avec non moins de vigueur, c'est celle du cinquième acte où Zamti et Idamé se proposent mutuellement de se donner la mort. Enfin le dénouement le plus heureux unit l'admiration à l'intérêt, et renvoie le spectateur plein d'une émotion douce et profonde. L'Orphelin a beaucoup de défauts: mais c'est l'un des ouvrages de Voltaire qui font le mieux connaître l'im mense étendue de son esprit, et qui portent plus particulièrement l'empreinte originale de son génie. La philosophie qu'il a su mettre en action et fondre en sentiment, est ici inhérente au sujet, et paraît à-la-fois appelée par les mœurs les caractères , par par les situations.

et sur tout

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Tancrède qui suivit, était d'un genre tout différent, et ne ressemblait à rien de ce qui l'avait précédé. On ne peut qu'admirer ce génie infatigable qui, à soixantequatre ans 2 se frayait encore des routes nouvelles et conservait cette force tragique si råre même pour le talent dans toute la vigueur de l'âge. M. de la Harpe qui dans l'analyse du théâtre de Voltaire, a surtout fait ressortir avec art les beautés de Tancrède et de

Zaïre, et justifié ces chefs-d'œuvres de la plupart des défauts de vraisemblance qu'on leur avait long-tems reprochés, avoue que de toutes les tragédies de Voltaire Tancrède est celle dont la contexture lui a toujours paru le plus artistement travaillée.

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ouvrage de théâtre conçu

hardiment,

Un dit encore M. de la Harpe, et une espèce de problème à résoudre : voici celui de Tancrède. Il faut trouver le moyen de fonder l'intérêt de cinq actes uniquement sur l'amour et cependant les deux amans ne pourront se voir et se parler qu'au quatrième acte, entourés de témoins, et comme étrangers et inconnus l'un à l'autre. Sans cette condition, il n'y a point de pièce ; et quoiqu'elle soit toute d'amour, il est de l'essence du sujet que les deux amans ne puissent s'expliquer qu'à la dernière scène. Cette espèce de donnée dramatique paraît d'abord insoluble: comment occuper toujours de la passion de deux personnages sans les faire paraître ensemble? il n'y a aucun exemple d'une pareille intrigue.

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et les ressorts

Non sans doute, il n'y en a aucun que Voltaire a fait mouvoir pour la soutenir durant cinq actes sont un des plus grands efforts de l'art. Tancrède est un des ouvrages de Voltaire, et c'est dire de tous les tragiques, où il y a le plus de magie théâtrale, où elle agit le plus secrètement, et se fait sentir avec le plus de violence et de charme. Quand Voltaire fit représenter Tancrède en 1760, les deux premiers actes parurent un peu longs; cela pouvait annoncer un défaut, et n'en était pas moins un éloge. En occupant sans

cesse les spectateurs, de Tancrède, de sa valeur, de son amour, de ses dangers, de l'amour et des dangers de son amante, le poète avait fait attendre Tancrède avec une impatience égale à l'intérêt qu'il avait su inspirer; et, lorsque Tancrède parut, lorsqu'au troisième prononça ce vers sublime de situation :

acte il

« Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter >>> le parterre dans l'enthousiasme sembla non moins qu'Argire et Aménaïde voir en lui son libérateur. Ce fut dans ce troisième acte qu'on vit pour la première fois sur la scène les combats, les cartels de l'ancienne chevalerie: et tout cet appareil rendu vraiment tragique par la force des situations, est une de ces richesses nouvelles que notre théâtre doit à Voltaire. La scène du quatrième acte entre Aménaïde et Tancrède, cette scène de deux amans dont l'un a combattu pour sauver ce qu'il aime, dont l'autre a voulu mourir pour lui; où Tancrède se montre accablé de la perfidie trop vraisemblable de l'amante la plus fidèle et la plus tendre, sans que cette ‘amante, qui lui parle, puisse dire un mot qui la justifie, et appaise les déchiremens de son cœur; la scène qui suit avec Fanie où ce vers

<<< Il aura donc pour moi combattu par pitié

découvre tout le sublime aussi neuf que tragique de cette situation: la scène où Aménaïde révèle à son père que Tancrède a été son vengeur; ces mots qu'elle adresse à Tancrède absent au moment qu'elle vole aux combats près de lui, je veux punir ton injustice en expirant pour toi ; enfin ce dénouement touchant et terrible d'un si beau pathétique et d'un si grand effet théâtral,

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ce dénouement qui a fait verser tant de larmes

; tout

céla était autant de beautés inouïes, dont il ne faut chercher la source que dans le cœur des amans l'âme des héros, et les créations du génie.

,

Ce qu'il y a de plus admirable peut-être dans un ouvrage où il y a tant à admirer, ce sont les caractères de Tancrède et d'Aménaïde. La Harpe qui, je le répète, me paraît avoir fait une savante analyse de cette tragédie, ne me semble pas avoir assez développé ce que ces caractères ont d'original, et les traits vivement prononcés qui les distinguent entre tous les héros tragiques. Tancrède né du sang français a sèrvi à la cour des Empereurs ; il unit à l'esprit chevaleresque une élégance de mœurs et une valeur éblouissantes; Français, généreux, confiant, magnanime, chevalier plein d'honneur, amant passionné, il est aussi brillant dans ses amours que dans ses combats. Hasardeuse dans ses démarches, impétueuse dans sa passion, Aménaïde est toute Sicilienne: mais élevée dans une Cour polie, elle unit la grace à la fierté, et l'aménité des moeurs a l'audace de la passion, à toute la fougue du caractère. Peut-être le personnage de Tancrède n'est-il pas très-inférieur à celui d'Orosmane ; et ce caractère d'Aménaïde me paraît encore au-dessus du caractère plein de charme de Zaïre. Il n'a manqué à la tragédie de Tancrède pour s'approcher beaucoup de Zaïre elle-même, qu'un mérite égal dans le style. Celui de Tancrède est souvent faible et sans couleur ; mais dans le dialogue passionné on reconnaît encore souvent le pinceau de Voltaire.'

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