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galop de ses six chevaux sur les pavés retentissants, et Léonce, par la portière ouverte, la devançait du regard. Il croyait se le rappeler, on devait passer devant la maison occupée par madame Brizeau. Tout à coup une expression singulière assombrit sa physionomie; il passa machinalement sa main sur ses paupières, comme quelqu'un qui croit que ses yeux le trompent, et pencha la tête au dehors, pour inspecter d'un coup d'œil le trajet parcouru. Au bout de la rue, à droite, située un peu en arrière des maisons voisines, et par cette raison même, facile à reconnaître, une maison à deux étages montrait en plein soleil sa façade morne. Du rez-de-chaussée aux mansardes, tout était clos, et cela lui donnait l'air d'une maison-tombeau placée parmi les habitations des vivants. Cette maison fermée, s'élevant entre cour et jardin, la seule de la rue, c'était bien celle que madame Brizeau était venue habiter quand une mesure administrative l'avait chassée de l'antique maison paternelle. Et de voir inhabité ce logis qu'il s'attendait à trouver riant, de voir sinistrement closes ces fenêtres derrière lesquelles il avait espéré surprendre en passant une ombre aimée, le bouleversait. Dans le regard rapide, investigateur, qu'il jeta à l'habitation par-dessus le portail fermé, il y avait déjà de l'angoisse. Il vit un parterre aux allées pleines d'herbes, des arbustes dont les branches folles s'enchevêtraient en désordre, et il se rejeta dans le fond du coupé en poussant un cri rauque à demi étouffé. Il était seul, il pouvait se laisser aller au pressentiment qui lui étreignait le cœur. Chose étrange, il ne pensait ni à une absence, ni à un voyage. Il se disait que, dans cette maison, la mort avait passé.

Quand les chevaux, le poil fumant, l'écume au mors, s'arrêtèrent frémissants à la porte de l'hôtel, il sauta à terre, entra au bureau, et arrêtant le premier individu qui se présenta à lui :

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Pourquoi la maison de madame Brizeau est-elle fermée? demanda-t-il d'une voix sifflante.

Pourquoi ? répéta le commissionnaire, que l'air étrange du questionneur ébahissait.

Oui, pourquoi? répéta Léonce en posant sa main crispée sur

l'épaule de cet homme grossier, dont il attendait une parole de vie ou de mort.

Parce qu'elle est morte, mon officier. Eh! là, vos doigts me tenaillent, pas si dur, que diable!

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Elle est morte ! madame Brizeau est morte !

Pardi, quoi d'étonnant à cela, est-ce qu'on ne meurt pas tous les jours?

Et, sur cette réflexion philosophique, le facteur se débarrassa de l'étreinte de Léonce, qu'une émotion mal définie, qui tenait de la joie et de la douleur, stupéfiait. Cela ne dura qu'un instant. Il enfonça sa casquette sur ses yeux pour ne pas être trop fréquemment reconnu, par conséquent arrêté, dans cette ville dont il connaissait plus ou moins tous les habitants, et se rendit chez son frère. Là, il apprit tout. Madame Brizeau était morte presque subitement, il y avait près de trois mois; la lettre qu'elle avait adressée à son futur gendre avait été la dernière lettre qu'elle eût écrite. Valérie habitait Brest avec son tuteur et ne donnait que très-rarement de ses nouvelles. On ne la supposait pas très-heureuse avec sa tante, madame Royer, qui s'était montrée à l'égard de la famille Daumont d'une froideur qui touchait à l'impolitesse, ce qui ne laissait présager rien de bon pour les relations à venir.

Léonce fit peu d'attention à ces détails, sur lesquels sa bellesœur appuyait avec l'âpreté propre à l'amour-propre froissé. Valérie restait libre, il avait foi en elle, et il ne prévoyait pas l'ombre d'un obstacle. Il fit à la hâte quelques visites obligées et repartit par le courrier du soir. Il n'avait qu'une pensée fixe : revoir sa fiancée; il ne demandait que cela.

Arrivé à Brest, il se dirigea résolûment vers la demeure de M. Royer. L'heure était bien matinale pour une visite, mais ces questions puériles de convenance n'ont pas de poids quand les intérêts du cœur sont en jeu. Si Valérie avait demeuré seule, il eût attendu; elle demeurait chez sa tante, l'heure n'existait pas pour lui. A peu près au milieu de la rue dont il cherchait le numéro 17, 'il s'arrêta saisi d'émotion. D'une rue en face venaient de déboucher des personnes : une vieille femme coiffée du long bonnet des Mor

laisiennes; une jeune fille en grand deuil, d'une taille élégante et de la plus charmante figure. Elle marchait les yeux baissés, son clair voile de gaze rabattu sur ses traits; dans l'expression générale de sa physionomie, il y avait je ne sais quelle suave tristesse qui en augmentait la douceur. Le cœur du marin battait à coups pressés cette fois dans sa poitrine sa fiancée était devant lui, mais ils étaient dans la rue; il continua de marcher plus lentement; il la vit s'arrêter devant une porte et l'ouvrir; il se précipita en avant, et, écartant sans façon la vieille servante, il entra sur ses pas dans un grand vestibule dont la porte vitrée ouvrait sur le jardin. Là, il s'arrêta et prononça tout haut son nom. La jeune fille tressaillit, se détourna :

-Léonce! cria-t-elle en pâlissant.

Ce cri vibrait de tendresse. Il se découvrit, s'approcha d'elle, lai prit la main et la conduisit sur une causeuse.

Elle s'y laissa tomber et, assaillie par ses cruels souvenirs, se rappelant sa mère qui n'était plus là comme autrefois pour le recevoir, elle fondit en larmes. Le jeune homme avait plié un genou et couvrait de baisers sa main qu'il tenait entre les siennes. Chère Valérie, disait-il, j'ai appris le malheur qui nous a frappés tous deux, je veux vous consoler à force de bonheur; maintenant rien ne nous séparera plus; j'ai obéi à sa dernière volonté, je vous appartiens maintenant tout entier, désormais c'est fini, il n'y aura plus de séparation entre nous, nous souffrirons ensemble, nous serons heureux ensemble.

En ce moment une porte se ferma tout près d'eux.

Valérie se leva, et fixant sur Léonce ses yeux encore pleins de larmes :

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Cher Léonce, dit-elle rapidement, mais d'une voix ferme, je ne pourrai peut-être pas vous voir seul d'ici d'ici longtemps, mais écoutez bien ceci : Quoi qu'on puisse faire, je n'aurai d'autre volonté que celle de ma mère, je ne porterai pas d'autre nom que le vôtre; soyez patient, je serai fidèle. Voici ma tante; entrez dans ce petit salon, je vais redescendre; mais je ne veux pas qu'elle me voie en cet état.

Elle lui montra une porte du geste et sortit par une autre, le laissant tout abasourdi des paroles qu'il venait d'entendre. La vieille servante, qui avait assisté de loin à la scène de la reconnaissance, s'approcha alors et lui ouvrit la porte de l'appartement qu'elle lui avait désigné. Il y trouva Mme Royer.

Mme Royer était une femme en deçà de cinquante ans, grande, épaisse, au teint fortement coloré. Cette figure grasse, légèrement enluminée, animée par des yeux noirs très-vifs, avait au premier aspect une expression joviale, souriante, presque voisine de la bonté; mais en y regardant de près on découvrait de l'astuce dans le regard et dans la bouche des contractions qui ont leur éloquence.

En reconnaissant Léonce Daumont, ses lèvres, entr'ouvertes par un dernier sourire, devinrent rigides, au coin se creusèrent deux rides profondes où semblèrent se loger la malignité et l'ironie, son regard s'arma de dureté. Cette visite, en effet, lui était souverainement désagréable; voici pourquoi : Mme Brizeau, surprise par la mort, n'avait pu choisir elle-même un tuteur pour sa fille, et la loi avait désigné M. Royer. Il avait dû se mêler des affaires financières de sa pupille, connaître à fond la fortune dont elle allait jouir. Or, cette fortune, sagement administrée, augmentée tout doucement par les économies de Mme Brizeau, était beaucoup plus considérable qu'on aurait pu le supposer. Valérie avait averti son oncle et sa tante du projet d'avenir formé par sa mère, projet que son cœur ratifiait complètement. Ils en parurent particulièrement dépités et lui dirent assez sèchement qu'un officier sans fortune n'était pas un parti pour elle. Le fin mot de l'histoire était qu'ils auraient bien voulu de Valérie pour belle-fille, maintenant qu'ils pouvaient à coup sûr supputer ses revenus, et que ces arrangements les contrariaient grandement. M. Royer, tout en regrettant cet état de choses, se tint pour battu, mais sa femme se résolut à lutter. Les femmes de cette trempe ne reculent que devant le fait accompli; tant qu'il y a une lueur d'espoir, une possibilité matérielle, elles combattent, elles s'accrochent à un cheveu et finissent souvent par en faire un câble. Un mois après l'entrée de Valérie chez elle, sa TOME V. 2o SÉRIE. 30

détermination était prise, Un moment elle avait hésité devant les difficultés et, faut-il le dire? l'odieux de l'entreprise; mais son fils, en s'éprenant d'une belle passion pour sa cousine, se fit son auxiliaire et la poussa dans la voie des résistances et des perfidies. On ne peut refuser de travailler au bonheur de ses enfants, et, en définitive, elle avait deux ans pour accomplir son œuvre, Valérie n'étant majeure, c'est-à-dire libre, que dans deux ans.

L'arrivée imprévue de Léonce était le signal des hostilités, et au fond du cœur elle aurait préféré savoir son adversaire en Amérique; mais comme elle avait toujours pensé qu'un jour ou l'autre on le verrait apparaître pour défendre lui-même sa cause, la première impression désagréable passée, elle se remit et accueillit le plus naturellement du monde cet homme dont, pour satisfaire sa soif de richesses, elle allait essayer de détruire le bonheur. Les natures loyales n'admettent pas facilement la ruse et la trahison. Malgré les claires insinuations de sa belle-sœur, Léonce s'était refusé à croire qu'on en voulût à son amour; mais les paroles trop explicites de Valérie avaient amené une demi-conviction et son sang commençait à bouillir dans ses veines. Il salua gravement Mme Royer et arrêta sur elle son franc regard: une explication lui brûlait les lèvres. Elle lui sourit, elle eut la méchanceté de lui sourire; brusquer les choses lui paraissait maladroit; elle espérait louvoyer encore quelque temps, ainsi que le disent les marins.

- Je commencerai par vous demander pardon de me présenter à cette heure chez vous, madame, dit le jeune homme, qui n'entendait pas prendre un chemin de traverse pour en arriver à son but, mais que l'accueil banalement poli, nuancé à dessein d'un peu d'étonnement, de Mme Royer, rappelait machinalement aux lois de la convenance.

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Il est, en effet, un peu matin pour une visite, répondit-elle ; mais, comme je suppose, si elle s'adresse à mon fils, je vais.... En aucune façon, madame, c'est à vous et à monsieur Royer que je désire parler; c'est mademoiselle Valérie que je viens voir.

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