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LE CHEVALIER DES TOUCHES.

Ce fut vers l'année 1788 que le chef d'escadre fit ses adieux à la mer. Il comptait environ quarante-six ans de service et soixante-un ans d'âge. Son plus doux rêve était de terminer paisiblement ses jours à Luçon, au sein de sa famille et de ses amis; mais il avait compté sans les événements. L'exemple de l'Amérique avait porté ses fruits. Une révolution radicale venait de déclarer une guerre à mort à la vieille monarchie. Bientôt, malgré son auréole de gloire conquise sous les drapeaux de l'indépendance, le vieux marin fut inscrit par les patriotes sur la liste des suspects de royalisme, et, dès les premiers mois de l'année 1793, il fut arrêté dans sa demeure et traîné, avec plusieurs autres royalistes de distinction, dans les prisons de Fontenay-le-Comte.

Cependant les événements marchent à pas de géant. La France a courbé sa noble tête sous le joug sanglant de la Terreur. La Vendée exaspérée a poussé son cri héroïque de délivrance. Le 16 mai 1793, les premières armées vendéennes viennent se faire battre dans les plaines de Fontenay, et les prisonniers du champ de bataille sont jetés dans les cachots avec les suspects. Le procès commun est instruit à la hâte. Dans dix jours l'arrêt doit être rendu et le sort des soi-disant ennemis de la patrie n'est pas douteux.

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Mais la Providence veillait sur les victimes. Le 25 mai, veille du jugement, le canon gronde aux portes de la ville. C'est la Vendée qui vient demander une revanche. Le combat s'engage. Pendant la canonnade les prisonniers, d'après le conseil de l'amiral, s'étaient barricadés, résolus de se faire armes de tout et de vendre chèrement leur vie. Malgré des efforts inouïs, les lignes républicaines sont enfoncées blancs et bleus entrent pêle-mêle dans la ville; la fameuse Marie-Jeanne est reconquise et les prisonniers sont sauvés. Vingt-quatre heures plus tard, la ville de Fontenay eût sans nul doute vu la tête blanchie du vainqueur de Chesapeak rouler sous la

hache égalitaire.

Le vieux soldat de l'indépendance américaine avait adopté les idées nouvelles de progrès et de sage liberté, et il les alliait dans son cœur à son amour pour la monarchie. Forcé de rompre en visière à une révolution farouche, il voua son reste de vie à la sainte cause de la Vendée. La modestie était la qualité dominante de son carac

tère. Il refusa tout commandement et servit comme volontaire dans les rangs des paysans vendéens.

A la suite de l'armée le chevalier des Touches avait rencontré ses deux nièces bretonnes, Bénigne et Stéphanie de Bernon 1, à peine âgées de vingt ans. Chassées du vieux manoir de la Guillemandière, par les patrouilles menaçantes des patriotes de Sainte-Hermine, ces jeunes filles, comme tant d'autres femmes et tant de vieillards, n'avaient pu trouver de sécurité qu'à l'ombre du drapeau blanc. Leur oncle fut leur Providence, surtout dans la désastreuse campagne d'outre-Loire, et plus d'une fois, dans les déroutes et dans les massacres, elles durent la vie à sa prudence.

Si le vétéran, consommé dans l'art de la guerre, crut devoir, aux jours de combat, laisser à des officiers plus agiles que lui l'honneur d'entraîner les paysans dans la mêlée, jamais il ne fut sourd à la voix des généraux, lorsqu'en présence de circonstances difficiles, ils firent appel à son expérience et à ses lumières. Ainsi, en Bretagne, l'armée décimée songe-t-elle à une organisation plus régulière, et convoque-t-elle, dans la petite ville de Fougères, un conseil de guerre à cet effet? On lit, parmi les noms les plus marquants de cette assemblé, celui du chevalier des Touches.

Le vieux soldat assistait à cette lamentable bataille de Savenay, qui sonna la dernière heure de la grande Vendée. A la faveur des ténèbres, il eut le bonheur de soustraire ses chères nièces à la férocité des vainqueurs. Ils marchèrent toute la nuit et, quand l'aube parut, harassés de fatigue, ils frappèrent à la porte d'une ferme de la paroisse de Prinquiau, où déjà Mme de Lescure s'était réfugiée.

Les bons fermiers eurent le courage de les recevoir, et, au péril de leur vie, réussirent à les dérober lous aux incessantes investigations des hussards de Westermann.

Un jour, au cœur de l'hiver, le pauvre vieillard, accablé sous le poids des fatigues et des privations, reste alité. Dieu a pitié, à son heure dernière, de son vieux serviteur. Un prêtre fidèle est amené

↑ Bénigne de Bernon, mariée (plus tard) à M. Armand de Béjarry, chevalier de Malte. Stéphanie de Bernon, mariée à M. Louis Buor de la Voy, chevalier de Saint-Louis.

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LE CHEVALIER DES TOUCHES.

nuitamment d'une cache souterraine du voisinage, et le lendemain s'éteignait, dans la douce espérance d'une vie meilleure, cette noble existence, usée, selon sa devise, au service du Roi et de la Patrie.

Les doctrines démagogiques n'avaient pas encore égaré en France le cœur du peuple, et les bons serviteurs trouvaient alors le bonheur dans le dévouement à leurs maîtres. En cette circonstance, un jeune paysan vendéen donna un exemple admirable de fidélité. A l'heure suprême, le vénérable vieillard, étendu sur le grabat de la misère, dans une cabane pauvre, appela à son chevet son serviteur en larmes. Là, en présence de Mme de Lescure et des habitants réunis de la ferme, il avait donné à Pierre, en récompense de ses excellents services, tout ce qui lui restait d'argent, sauf cent louis d'or qu'il lui avait comptés pour être remis par lui à son fils Adrien Sochet des Touches, alors à l'armée des Princes. Mais le digne paysan, remuant par caractère, ne pouvait se faire à cette vie cachée et à ces alertes continuelles. Il fut pris de la maladie du pays : lui fallut absolument revoir sa Vendée. Que faire de son dépôt? Le legs de son bon maître est pour lui chose sacrée. Il savait que Mme la marquise de Lescure connaissait la famille des Touches; il la supplia de recevoir le dépôt des cent louis, puis il partit à la garde de Dieu. Sauvé comme par miracle, dans une pérégrination si périlleuse, il courut se ranger sous le drapeau de Charette et se fit tuer, l'année suivante, dans un combat, près de son général. Ajoutons qu'aussitôt la rentrée des émigrés sur le sol français, Mme la marquise de Lescure eut la satisfaction de remettre ellemême les cent louis à M. Adrien des Touches, au château de la

Rairie.

il

Le fils unique du chef-d'escadre était né à Luçon vers 1772. Il avait fait ses études à l'Ecole Militaire de Paris et portait en 1791 les insignes de sous-lieutenant aux Gardes-Françaises, dans la compagnie du marquis Charles des Dorides, son oncle breton. Le jeune officier suivit le torrent qui entraînait la noblesse française aux des Princes du sang, et il fit dans la compa

frontières sur les pas

gnie des hommes d'armes à pied les campagnes de 1792, celle de France et la retraite en Allemagne. Après le licenciement de son corps, le jeune officier s'attacha au sort de son oncle des Dorides

et passa avec lui en Angleterre. Quatre ans s'écoulèrent pour lui dans l'inaction. Enfin l'Angleterre se décida à livrer des armes et des munitions à la Vendée expirante. En 1795, deux bâtiments anglais jetèrent sur la côte de Saint-Gilles plusieurs émigrés brûlant de partager la gloire de Charette, entre autres le comte de Bourmont, le comte de Suzannet, Adrien Sochet des Touches, le comte de Grignon, de Chateigner, Guinebaud de la Grossetière, Perraut de la Voûte, le comte de Vaugiraud, etc., etc.

Le 5 décembre de l'année suivante, Charette fondit à l'improviste sur le vieux manoir de la Bouchère, près la Roche-sur-Yon, et en délogea les républicains; mais Adrien des Touches y fut grièvement blessé, et, réduit à se cacher dans une ferme voisine, il fut bientôt découvert et conduit dans les prisons de Nantes, d'où l'on ne sortait que pour aller à la mort; mais il eut le bonheur d'avoir affaire à un honnête homme, M. Caumartin, commissaire-général de l'armée républicaine, qui, pour le sauver, le fit entrer à l'hôpital militaire. Après sa guérison, Adrien, dont on facilita l'évasion, alla se cacher dans un château sur l'Erdre, à trois lieues de Nantes. Découvert de nouveau, il fut encore sauvé par le généreux Caumartin, qui, cette fois, introduisit lui-même dans l'intérieur de la ville son protégé avec deux cousins de ce dernier, MM. Grelier du Fougeroux et Fortuné de Bernon, et les confia à un honnête artisan nommé Roulion, qui habitait rue Notre-Dame, où ils restèrent trois ans en sûreté jusqu'au décret d'amnistie pour les émigrés (1800).

Rendu à la liberté, Adrien des Touches chercha dans les douceurs de la vie de famille l'oubli de dix années de misère. Il épousa, en 1800, au château de la Rairie, près Saint-Fulgent, CharlotteAmbroise-Angélique de Sapinaud, âgée de vingt-quatre ans, et l'une de ees trois filles du général vendéen dont les vertus aimables égalaient la beauté. Elle lui donna deux enfants: 1o Adrien, né en septembre 1801 et mort célibataire en 1825, au château de la Rairie; avec lui s'éteignit le nom des Sochet des Touches; 2o Clémence des Touches, mariée vers 1823 à M. Gustave Majou de la Débutrie; ils habitent le château de la Débutrie, en Vendée.

ALEXIS DES NOUHES.

RECHERCHES HISTORIQUES

SUR QUELQUES

DROITS ET REDEVANCES BIZARRES

AU MOYEN AGE.

Il y a longtemps que je n'ai entretenu les lecteurs de la Revue de Bretagne et de Vendée des redevances féodales depuis cette époque j'ai recueilli des notes nombreuses sur ces souvenirs curieux d'une société si bien oubliée aujourd'hui, malgré le peu d'années qui nous sépare d'elle. Plusieurs personnes ont bien voulu me communiquer avec courtoisie des renseignements qui me permettront un jour de compléter mes études précédentes: si mes lecteurs bienveillants continuent à m'aider, il me sera possible de publier un jour un petit livre curieux; je ne crois pas que personne ait encore songé à faire un volume sur ce sujet à notre époque où chacun, tourmenté du désir d'imprimer, cherche une idée à exploiter, je risque beaucoup d'être devancé ; j'applaudirai de grand cœur à cette annexion d'idée, dans un travail consciencieux.

Aujourd'hui, pour reprendre la suite de mes articles déjà anciens 1, je vais m'occuper des redevances de fleurs : on a publié, depuis quelque temps, sur nos ancêtres, une si abondante collection de pages malveillantes; on a cherché avec un si beau zèle à les représenter comme grossiers, immoraux, voire même un peu sauvages, que je me sens naturellement amené à établir que, par exception sans doute, à certains moments ils étaient moins fa

Revue de Bretagne et de Vendée, tomes 11, II et vi de la première série,

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