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économiste distingué '; mais au XVe siècle, on se prit à croire que la sortie des blés risquait d'affamer le royaume. Ce fut surtout le peuple qui se pénétra de cette idée, et les magistrats lui vinrent en aide. François Ier n'en rétablit pas moins la liberté du commerce. Sully la maintint, mais non sans peine. Les magistrats de Saumur ayant rendu un arrêt contre la sortie des grains : « Si chaque juge en fait autant, écrivait-il à Henri IV, bientôt vos sujets seront sans argent, et, par conséquent, Votre Majesté. » Pour comprendre toute la vérité de ce mot, il faut se rappeler que, sous François Ier et Henri II, la France exportait habituellement des blés en Espagne, Portugal, Angleterre, et souvent en Suisse et à Gênes 2.

Néanmoins, après Henri IV, on se laissa aller aux idées populaires, et un édit de 1631 interdit l'exportation sous peine de punition corporelle. Quelle fut la conséquence de cet édit? Celle même que Sully avait prévue : l'argent devint tellement rare que les habitants des provinces, contraints de vendre leurs blés à vil prix, n'avaient pas de quoi payer leurs tailles. Ces expressions ne sont pas de moi; je les emprunte à un arrêt du conseil rendu, vingt-six ans après, sur la demande du surintendant Fouquet, pour autoriser de nouveau la liberté d'exportation. Mais cette autorisation ne fut pas de longue durée. Dès que le commerce reprenait, on criait aux accapareurs; les parlement faisaient chorus et les arrêts du conseil se succédaient tous les six mois, tantôt autorisant, tantôt interdisant, toujours sous le spécieux prétexte de maintenir l'abondance dans le royaume. Pendant les quatorze dernières années du ministère de Colbert, on compte jusqu'à vingt-neuf de ces arrêts, dont treize restrictifs et huit entièrement prohibitifs. Ne sachant plus sur quoi compter et toujours en présence d'un avilissement de prix ruineux, les laboureurs finirent par ne mettre en culture que les terres fertiles, et toutes celles qu'on ne pouvait féconder qu'avec dépense furent abandonnées. Tel fut le résultat définitif d'une erreur populaire qui persiste encore plus ou moins dans nos campagnes, dès que le prix du blé s'élève, et qui a dominé longtemps les meilleurs esprits.

1 M. Pierre Clément. Voir sa belle étude sur Colbert.

2 Di frumenti ne hanno davantaggiô, perchè ordinariamente ne danno à Spagna, Portogallo, Inghilterra, é talora a Svizzeri é Genova, Marino Cavalli.

Une chose certaine, c'est que le royaume s'appauvrit considérablement, et que la famine, que l'on voulait éviter à tout prix, devint plus fréquente. Colbert le constatait lui-même dans un mémoire au roi qui porte la date de 1681. « Ce qu'il y a de plus important, y est-il dit, et sur quoi nous avons plus de réflexions à faire, c'est la misère très-grande des peuples. Toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent, soit des intendants, soit des receveursgénéraux ou autres personnes, même des évêques. »

Ces lettres sont, en effet, quelquefois navrantes. A part la comparaison de l'animal, nous trouvons dans plus d'une tous les traits du tableau de La Bruyère. Il est donc certain que la France souffrit, à plusieurs reprises, sous Louis XIV, en 1652 notamment, 1662, 1709, sans compter les famines qui affligeaient tantôt une province, tantôt une autre, des douleurs inouïes. Par suite de guerres continuelles et d'un système économique fatal, elle offrit le cruel spectacle qu'en plein XIXe siècle, sans guerres et malgré tous les progrès de l'économie, l'Irlande n'a presque pas cessé de nous offrir depuis dix ans. Croirait-on que le journal médical anglais le plus répandu, The médical Times, porte à 21,770 le nombre des malheureux morts de faim en une seule année, dans cet infortuné pays1?

Mais l'Irlande est-elle la seule contrée, en Europe, où l'on soit exposé à périr d'inanition au XIXe siècle?

Si nous en croyons William Cobbett, chaque année, le public apprend en Angleterre, par les rapports officiels qui arrivent des comtés, qu'un grand nombre d'habitants sont morts de faim. Londres elle-même, dès qu'il y a quelque chômage dans l'industrie, n'est-elle pas parcourue par des bandes affamées? On les entendait dans Oxford-Street, en février 1857, criant: Tous sans ouvrage! Tous mourant de faim! et poussant le cri sinistre de malheur ! malheuṛ! (woe! woe!)

Le fait est qu'en dix ans, soit par mort, soit par émigration, soit par diminution dans le nombre des mariages, la population de l'Irlande a baissée de deux millions. La culture des terres se réduit proportionnellement. La dernière statistique agricole de l'Irlande accuse une diminution de 92,431 acres. Cependant, à mesure que l'Irlande se dépeuple, l'Australie, la Californie, l'Angleterre elle-même se remplissent d'Irlandais cherchant partout le pain qu'ils ne trouvent pas chez eux.

Remarquons bien que ceci se passe à nos portes. Il est sans doute très-patriotique d'accuser la France d'autrefois; mais ne serait-il pas tout aussi patriotique et tout aussi juste de ne pas professer, comme le fait certaine école, une admiration si enthousiaste pour ceux qui, de nos jours, en sont encore à la famine!

J'ai dit le mal sans hésitation et sans réticence. En conclura-t-on qu'on ne vivait que d'herbes on de pain d'avoine sous Louis XIV? Ce serait se tromper grandement. Quelque fréquentes que fussent les disettes, elles étaient le plus souvent locales par le peu de facilité des transports et par les préjugés des provinces qui tenaient à garder leur blé tout aussi énergiquement que le royaume tenait à garder le sien. Le mal habituel était donc loin d'être général, et tandis qu'on souffrait cruellement en Dauphiné ou en Provence, le bien-être régnait en Normandie ou en Bretagne. Monteil, qui connaissait assez bien nos vieilles archives, nous dit en quoi ce bien-être consistait :

< Vous, les messieurs des villes (c'est un coquetier qui parle), vous n'entrez que dans les châteaux; mais ramassez, comme moi, des œufs; allez de village en village; vous serez souvent émerveillés de trouver, dans une maison couverte de genêts, la grande pièce, c'est-à-dire la grande cuisine, ceinte de cordons de pots de brillant étain, meublée de massives armoires à corniches, de dressoirs chargés de rangées d'assiettes, et, au bout de la grande table, entre deux lits, la grande cheminée toujours flamboyante, renfermant, dans son large manteau, le four où l'on cuit le pain, où l'on cuit aussi d'appétissantes galettes aux poireaux à la crême.

. Ne plaignez pas le sort de ces bonnes gens qui, vous dira-t-on, se contentent, pendant la semaine, de la soupe aux gros choux, au gros lard, car sachez que le dimanche et surtout le jour des fêtes patronales, on coupe la gorge aux plus belles volailles, qu'alors le meilleur râpé coule abondamment, et qu'ensuite, soit dans les cuisines, soit dans les prairies, on danse, au son de la chevrette ou musette à peau de chèvre, les vives bourrées, les vives sauteuses. Et gardez-vous de croire que le peuple est malheureux dans le pays où il danse le plus vite, où il saute le plus haut1.

Danse-t-on vite aujourd'hui en France? saute-t-on haut? C'est Histoire des Français des divers états, 2a édition, t. iv, p. 283.

c'est

une question que chacun peut résoudre. Ce que je sais bien, que le biniou champêtre a fait place au violon dont le son maigre est emporté par la moindre brise; et, avec le biniou, on dirait que le vieil entrain a disparu. La cote des foires et des fermes et, pour les plus riches, celle du champ voisin, sont désormais au village ce que la cote de la bourse est aux salons, la grande préoccupation et la grande affaire. Cela gêne le rire. Sans doute la production augmente, la France devient plus riche, mais la gaieté s'en va.

Parlerons-nous maintenant des fêtes religieuses si nombreuses jadis et qui étaient de véritables fêtes nationales? Elles apportaient au peuple distraction et consolation dans ses souffrances. La pensée religieuse était en effet la première de toutes, même lorsqu'elle n'était pas exactement suivie, et il en était ainsi aux champs et dans la boutique comme sous le toit féodal. La première recommandation que faisait Savary, dans son Parfait négociant, au jeune homme qui entrait dans le commerce, c'était d'être homme de bien afin de faire son salut, d'aimer à servir Dieu, d'aller à l'église tous les jours. Il en trouvera aisément le moyen, ajoutait-il, en allant et venant par la ville; et, s'il est obligé à une grande résidence, il se peut lever demi-heure plus matin.

Telles étaient les mœurs du XVIIe siècle; les employés de nos magasins les trouveraient peut-être un peu monastiques. Elles étaient les mêmes à la campagne, avec les modifications qu'y apportaient les exigences du travail, mais aussi avec cette expansion plus vive que donne l'habitude de vivre en plein soleil et en plein champ. Est-ce à dire que cette expansion fût toujours des plus pieuses? Je n'irai pas jusque-là. On faisait parfois sauter un peu haut les jeunes filles, si nous en croyons le P. Vanière :

Sæpe, monente lyrâ, juvenum manus omnis, ovanti
Spectandas populo, levat in sublime puellas.1

D'un autre côté, un coup de trop, lorsqu'on avait le verre en main, n'effrayait guère :

1 Le jeune homme souvent, aux accords de la lyre,

Fait à la jeune fille un triomphe soudain ;

Il l'enlève en dansant, et le peuple en délire
Applaudit de la main.

Inque scyphos rerum curas et tædia mergunt 1.

Je tiens à ne point séparer le blâme de l'éloge et à ne pas plus me faire un bon vieux temps de fantaisie qu'un présent imaginaire. D'autres ne voient ou ne veulent voir, avant les fameuses conquêtes de 89, que des animaux, et, depuis, que des êtres d'une haute raison; pour moi, je vois partout et toujours des hommes, avec plus ou moins de qualités, plus ou moins de faiblesses, mais toujours des hommes, autrefois un peu trop gais, aujourd'hui beaucoup trop raisonneurs sans être, hélas! plus sages.

Le XVIIIe siècle nous offre, au point de vue de l'agriculture, un tableau peu différent du XVIIe. La même erreur économique continue d'avoir cours, et, en voulant porter remède au mal, on ne réussit qu'à l'aggraver. Le problème à résoudre était celui-ci : Y a-t-il moyen d'empêcher à la fois l'avilissement du prix des blés qui ruine le producteur et son élévation extrême qui affame le consommateur? On crut avoir trouvé ce moyen en constituant une compagnie de financiers chargés d'acheter dans les années d'abondance, et de revendre dans les années de disette. La chose était assurément très-simple; mais pour qu'elle produisit l'effet désiré, il fallait compter sans la cupidité des spéculateurs qui prenaient l'opération à leur compte. C'était demander beaucoup à des hommes que leur association rendait maîtres du marché. L'opération se traduisit, plus d'une fois, en accaparements funestes, et des disettes factices vinrent ajouter aux disettes véritables leurs tristes calamités.

Les guerres furent d'ailleurs moins nombreuses qu'au XVII® siècle, et les ressources étaient telles en France qu'il ne fallait que quelques jours de paix pour ramener une prospérité tout au moins relative. Le commerce florissait; la marine prenait chez nous un essor imprévu; nos villes s'agrandissaient et s'embellissaient dans des proportions toutes nouvelles : à Nantes, se développent les quais de la Loire, les cours Saint-Pierre et Saint-André et le splendide quartier Graslin; à Bordeaux, le quartier du Chapeau-Rouge et les allées de Tourny; à Marseille, les allées de Meilhan; à Dijon,

1 Chacun noie en son verre ennui, peine et chagrin.
(Prædium rusticum. Lib. VII.

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