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qui aurait été en désaccord avec le principe même des concessions primitives. Il y a eu seulement un adoucissement dans les obligations, une modification qui a laissé subsister, dans toute sa force, la réserve du fonds pour le bailleur et l'a entourée de garanties nouvelles que l'usage a maintenues jusqu'à nous. Il faut donc admettre la définition de Ducange, dont nous reproduirons le texte plus tard, qui, après avoir cité la charte de l'an 906 et celles qui par leur date s'en rapprochent le plus, dit: Que les concessions de complants ne donnaient aux colons qu'un simple droit d'usufruit. (Jure usufructurio.)

Voyons maintenant comment s'exprimaient les propriétaires de complants au moyen âge, lorsqu'ils transportaient par un don leur droit de propriété :

Au XIIIe siècle, le cartulaire de l'abbaye de Bois-Groland 2, en Bas-Poitou, contient plusieurs chartes de donations de complant faites à cette abbaye 3. Toutes montrent que dès cette époque le complant était un revenu foncier très-différent des rentes ordinaires. Dans la charte qui porte le No 94 et la date de 1216 : « Hugues Primaut, chevalier, abandonne aux moines de Bois-Groland le > complant qu'ils lui devaient dans la vigne du fief de Font-Vivier, > mais tout en rendant quitte et libre la portion de vignes qu'ils > cultivent, il les soumet encore à l'obligation ordinaire de ne » vendanger qu'à l'époque où il permettra l'ouverture du fief. » Donec in eodem feodo data fuerit licentia vindemiandi *. » La réserve faite par le propriétaire de fixer lui-même les bans de vendange existait donc alors dans toute sa force, puisqu'il ne veut même pas dégager de cette obligation les parties de cette vigne qu'il tient quittes de toute redevance.

Dans une question qui ne peut être bien appréciée qu'en se reportant aux anciens textes, il faut se résigner à l'ennui des nombreuses citations. Nous reproduirons donc encore la charte de Bois

1 Glossaire de Ducange, au mot complant.

2 Ce précieux manuscrit est aux archives du département de la Vendée et a été publié par M. Marchegay.

3 Chartes, No. 59, 73, 81, 94, 97, 106, 121.

4 Cartulaire de Bois-Groland.

Groland qui porte le No LIX et est aussi du XIIIe siècle; elle nous semble importante :

a De complanto quod est in vineis de Meteeria. Atlendum est quod idem Aimericus de Bullio dedit et concessit jure perpetuo eisdem monachis prefatis lo complant (sic) de eisdem vineis quod proprium suum erat .»

Il faut remarquer toute la force qu'il y a dans cette expression: Quod proprium suum erat, qui était son propre.

de

Il y a dans le cartulaire des dons très-nombreux de cens, dîmes, de terrages, de rentes foncières de toute espèce, mais l'expression que nous venons de citer ne se trouve employée que pour une vigne à complant, et on connaît toute l'étendue de la signification du bien propre au moyen âge. Les complants, conservèrent dans tous les temps les conditions et le caractère que nous remarquons dès leur origine. En Poitou leur nombre paraît augmenter vers le XVIe siècle, au moment où les nouveaux acensements et les nouvelles créations de rentes foncières devenaient plus rares. Nous devons en chercher l'explication, et tout en admettant qu'à la suite de longues guerres il y avait peut-être plus de difficultés pour la main d'œuvre des vignes ordinaires, nous trouvons surtout la véritable cause de ces concessions dans les conditions dont nous avons parlé et dans l'abandon moins complet du fonds de la terre. Dans les premiers siècles du moyen âge, où la terre était sans valeur et l'argent très-rare 3, le propriétaire abandonnait facilement une partie de ce qu'il possédait pour assurer la culture de son domaine réservé, et tirer parti du reste de son fief en cédant à perpétuité de nombreuses parcelles pour des rentes en argent ou en nature, et même pour des obligations de services personnels; mais lorsque la terre eut pris peu à peu une plus grande valeur et que l'argent fut devenu moins rare, un changement considérable s'opéra aussi graduellement dans la manière de tirer un meilleur parti de la propriété territoriale. Les générations nouvelles

1 Cartulaire de Bois-Groland.

2 On disait en parlant des propres: Unius hominis, unium patrimonium, ou res soli.

3 Léopold Delisle.

furent bien obligées de conserver les rentes déjà créées, mais la tendance générale ne fut plus pour ces concessions entraînant l'abandon du fonds devenu plus précieux. Les droits d'usage dans les forêts, les droits de pacage commun dans les prairies ne furent plus accordés comme autrefois avec une libéralité imprudente et pour de faibles redevances; à cette époque la propriété foncière se resserre, prend rarement des engagements perpétuels et indissolubles; elle préfère les fermages en argent à temps déterminé, et le colonage partiaire sans abandon du fonds.

Au milieu de cette tendance, qui ne peut pas être contestée, le nombre croissant des concessions de vignes à complant au XVI siècle et dans les deux siècles qui suivirent ne se comprendrait pas et serait une véritable contradiction, si l'on ne voulait pas admettre que le complant entraînait moins que pour les rentes foncières l'abandon de la terre. Le propriétaire, sans diminuer l'étendue de son domaine, y assurait ainsi un meilleur revenu par la culture de la vigne et restait le co-partageant pour une partie des fruits, et le surveillant de son tenancier avec la faculté de l'évincer, dans de certains cas déterminés, de sa propre autorité et sans formalités de justice.

La réserve de la propriété du fond que nous avons signalée dans les plus anciennes chartes de concessions de complant se retrouve dans le moyen âge et à toutes les époques. L'opinion de Ducange a, comme on le sait, une grande autorité pour tout ce qui concerne le moyen âge, et pour fixer la véritable signification des anciens termes et des anciens usages. Cet auteur, comme nous l'avons déjà dit, connaissait les chartes que nous avons citées. Il connaissait aussi la coutume du Poitou avant et après sa rédaction. Sa définition des vignes à complant mérite donc la plus sérieuse attention; nous la mettons ici sous les yeux de nos lecteurs :

Complantum vocant agrum jure usufructario ad complantandas vineas, certis quæ in diplomatibus recitantur conditionibus datum.

On appelle complant un terrain donné à titre d'usufruit pour y planter des vignes à de certaines conditions qui sont définies dans les chartes. >

Cette définition ne peut laisser aucun doute sur l'opinion de Ducange, qui en pareille matière a le plus grand poids; le terrain était donné seulement — jure usufructario. Ce qui est d'une manière absolue le contraire de la propriété du fonds.

Cherchons maintenant dans les textes du Coutumier général du Poitou la confirmation de ce qui existait pour les complants avant la rédaction de la coutume.

Avant le XVIe siècle les coutumes des différentes provinces n'étaient pas écrites. Elles se gardaient dans le seul usage; mais par ordonnance de l'an 1446, le roi Charles VII décida que toutes les coutumes du royaume seraient rédigées par écrit. En exécution de cette ordonnance la coutume du Poitou ful imprimée dès l'an 1486; mais elle ne fut arrêtée, par l'avis des trois États de la province et autorisation royale, qu'en l'an 1514. Enfin elle fut revue, réformée sur quelques points, et définitivement fixée en l'année 1559 '. Nous aurons à examiner l'article spécial consacré aux complants dans cet important recueil de la coutume du Poitou.

Mais il est d'abord nécessaire de bien établir quelle était en Bretagne la situation de ces concessions à la même époque.

En Bretagne les coutumes furent aussi réformées, et définitivement rédigées aux Etats de Ploërmel, en 1580, mais il ne s'y trouve aucune mention des complants. D'Argentré, qui était un des cinq commissaires chargés de préparer ce travail et qui y prit la part principale, ne parle pas non plus des vignes à complant dans ses savants commentaires.

2

De tous les anciens auteurs bretons Poulain du Parc est le seul qui s'en occupe et il s'exprime ainsi : « Le complant n'est » connu en Bretagne que dans le comté nantais, où il s'est établi à » l'imitation de la coutume du Poitou. » — Puis il renvoie à la coutume du Poitou pour les principales règles auxquelles il est soumis, et en effet le silence de la coutume réformée prouvait qu'en Bretagne les complants n'avaient été soumis à aucune règlementation particulière et qu'ils devaient rester sous la règle légale

1 Préface du Coutumier général, édition de Boucheul. 2 Petit des Rochettes, Question relative aux complants.

des usages et de la coutume du Poitou après le XVIe siècle comme au moyen âge.

Cet emprunt des coutumes d'une province voisine pour des concessions d'une nature spéciale trouve sa principale explication dans un souvenir historique qu'il est utile de rappeler. On sait que toute la rive gauche de la Loire, depuis Saint-Florent-le-Vieil jusqu'à la mer, appartenait autrefois au Poitou et n'en fut détachée définitivement pour être annexée à la Bretagne que vers le milieu du Xe siècle. Nous avons vu que les complants existaient alors dans le Poitou et y avaient des règles établies. La Bretagne, n'ayant pas de concessions de cette nature sur son ancien territoire, respecta celles qui existaient dans le pays nouvellement acquis, et les laissa sous l'empire de la coutume qui les régissait déjà avant l'annexion. Dans le cours du moyen âge et jusqu'à nos jours les vignes à complant se maintinrent et se multiplièrent sur la rive gauche de la Loire au point de devenir plus nombreuses qu'en Poitou, mais elles n'eurent qu'une très-faible extension de l'autre côté de la Loire. Renfermées dans cette partie du comté Nantais, elles y conservèrent les usages de la province qui avait été leur berceau, et dont elles avaient été détachées. En 1580 le coutumier de Bretagne ne leur consacra aucun article spécial parce qu'on jugea qu'elles devaient rester sous la régle établie et transmise par le Poitou, et les complants des deux provinces continuèrent ainsi à être régis par la même coutume et les mêmes usages.

Nous devons mentionner ici plusieurs baux de vignes à complant de la Bretagne des XIV, XV, XVIe et XVIIe siècles qui ne font que confirmer nos appréciations 2. Toutes ces vignes, il faut tout d'abord le remarquer, étaient situées sur la rive gauche de la Loire, et dépendaient du territoire qui faisait autrefois partie du Poitou. Nous y retrouvons la perpétuité de la concession à la cinquième ou à la quatrième partie des fruits, mais aussi la réserve de la propriété du fonds que nous avons signalée dès l'origine des

1 Dom Lobineau, dans son Histoire de Bretagne, fixe cette date à l'an 939. 2 Ces pièces importantes font partie de la collection de M. Guignard qui les a lues à une des dernières séances de la Société archéologique de Nantes et a bien voulu nous les communiquer.

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