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publiées pour la première fois en 1731, longtemps après sa mort, et dont on ne lui attribuait jusqu'ici la paternité que par voie de conjecture; or ces Réflexions diverses, par le fond comme par la forme, sont de tout point dignes des Maximes, c'est-à-dire un petit chef-d'œuvre.

N'est-ce pas déjà assez pour répondre à ces critiques moroses, au dire desquels le nouveau volume n'ajoutera rien à la gloire de La Rochefoucauld? Ce n'est pas tout. Le manuscrit des Maximes, publié par M. Ed. de Barthélemy, en renferme vingt å trente entièrement nouvelles, très-dignes de leurs aînées, et la partie inédite des Réflexions diverses est pour le moins aussi étendue que celle donnée au public en 1731 par le P. Desmolets. Enfin M. Ed. de Barthélemy a mis, en tête de ces morceaux inédits, une longue et très-consciencieuse histoire de M. de La Rochefoucauld, destinée à rectifier bien des assertions lancées contre cet homme illustre par un illustre écrivain de notre temps (M. Cousin), que sa passion pour la duchesse de Longueville a fini par rendre injuste envers les ennemis de cette princesse. Nous ne voulons pas entrer d'un point plus avant dans cette querelle; mais nous devons dire que quiconque en voudra dorénavant juger avec connaissance de cause, ne pourra se dispenser de lire l'excellent travail de M. Ed. de Barthélemy. Revenons aux Réflexions et aux Maximes inédites.

Parmi ces dernières, il en est où l'on doit voir des variantes de Maximes déjà connues, et qui n'en sont pas moins importantes soit par leur supériorité de rédaction, soit par les lumières qu'elles nous fournissent sur la pensée première de l'auteur. Ainsi, la maxime no 8 du manuscrit de la Roche-Guyon porte :

« La vérité est le fondement et la justification de la beauté. » Idée aussi vraie que grande et grandement exprimée. Mais au moment d'imprimer, La Rochefoucauld se défia de son lecteur et crut lui devoir une explication; aussi, dans la première édition des Maximes (qui est de 1665), cette pensée figure ainsi sous le no 260:

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La vérité est le fondement et la raison de la perfection et de la beauté; une chose de quelque nature qu'elle soit, ne sauroit être » belle et parfaite, si elle n'est véritablement tout ce qu'elle doit » étre, et si elle n'a tout ce qu'elle doit avoir. »

Tout ce développement est un peu commun, n'ajoute guère à l'idée et ne fait que nuire à la simplicité grandiose qu'elle avait dans la première rédaction. L'auteur en jugea ainsi, car il

supprima ce no 260 dans les éditions suivantes, mais il ne le remplaça point, et c'est à M. Ed. de Barthélemy que nous devons de connaître la première version de cette maxime, digne sous cette forme de prendre place au premier rang.

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On a dit et M. E. de Barthélemy adopte cette idée que l'affectation de La Rochefoucauld à voir l'amour-propre partout provient non-seulement de l'humeur chagrine d'un philosophe abusé ou de l'expériene d'un politique mécontent, mais encore d'une sorte de gageure. La bonne compagnie de ce temps jouait, en effet, aux maximes, comme aux portraits. « M. de La Rochefoucauld aura sans doute soutenu quelque thèse bien paradoxale sur la perversité de l'égoïsme humain, dans le salon de Mme de Sablé, il aura écrit des sentences en ce sens. Accueillis avec faveur, quoique très-critiqués naturellement, ces jeux d'esprit créèrent au duc comme une spécialité; il s'y arrêta, et composa ce petit livre si célèbre et qu'on commenta si injustement contre lui1. » A l'appui de cette idée je trouve une preuve assez forte dans le premier jet d'une maxime, que la dernière édition publiée du vivant de La Rochefoucauld, celle de 1678, exprime ainsi en deux lignes, sous le no 65:

<< Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la prudence; cependant > elle ne sauroit nous assurer du moindre événement. »

Dans l'édition de 1665, cette pensée (inscrite sous le no 75) a beaucoup plus de développement:

< On élève la prudence jusqu'au ciel, et il n'est şorte d'éloge » qu'on ne lui donne : elle est la règle de nos actions et de notre » conduite; elle est la maîtresse de la fortune; elle fait le destin > des empires; etc.... Cependant la prudence la plus consommée >> ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que

travaillant sur une matière aussi changeante qu'est l'homme, elle » ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets. D'où il faut » conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre pru>>dence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s'ap plaudit en toutes choses et en toutes rencontres. »

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Dans le premier jet de l'auteur, que le manuscrit de la RocheGuyon nous fait connaître (no 110), la fin de cette pensée est tout autre. Après les mots : « elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets, on lit : « Dieu seul, qui tient tous les cœurs des >> hommes entre ses mains, et qui, quand il veut, en accorde les

1 Ed. de Barthélemy, Nolice historique sur La Rochefoucauld, en tête des Œuvres inédites, p. 175,

> mouvements, fait aussi réussir les choses qui en dépendent. D'où » il faut conclure que toutes les louanges, dont notre ignorance > et notre vanité flattent notre prudence, sont autant d'injures que > nous faisons à la Providence. Cette pensée, ainsi conçue, est bien plus vraie, plus élevée, plus complète; non-seulement elle montre l'erreur de l'homme, mais elle enseigne à la réparer, en rendant, si l'on ose dire, justice à Dieu. Mais ce n'était pas à faire à l'auteur des Maximes de proclamer les mérites de la Providence, que d'ailleurs il n'ignorait ni ne méconnaissait. Ce qu'il lui fallait avant tout, à lui champion attitré de l'égoïsme humain, c'était de ramener partout son refrain obligé sur l'amour-propre. Voilà pourquoi l'amour-propre, en cette pensée, a pris, à l'impression, la place occupée dans le manuscrit par la providence de Dieu. Voilà pourquoi aussi, sans doute, l'auteur s'est abstenu de publier les deux maximes suivantes (nos 28 et 102 du ms. de la RocheGuyon):

No 28. Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel qu'il se fît un dieu de son amour-propre pour en être tourmenté » dans toutes les actions de sa vie. »

No 102. « Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé » comme il est, c'est que plus il devient raisonnable, plus il rougit > en lui-même de l'extravagance, de la bassesse et de la corruption » de ses sentiments et de ses inclinations. »

Il y a là en quelques lignes l'entière condamnation du système qui place dans l'amour-propre l'unique mobile des actions humaines. Si l'amour-propre est un pur effet de la corruption originelle, il y a donc autre chose dans l'homme, puisque l'âme humaine, malgré sa chute, retient encore, comme le dit Bossuet, des vestiges de sa première grandeur; et si la raison peut nous amener à rougir de nos inclinations corrompues, c'est-à-dire précisément de l'amourpropre, pourquoi n'en viendrait-elle pas à tirer de nous des actions issues d'un mobile plus pur?

Voici encore, à titre d'exemple, seulement pour justifier notre estime, quelques maximes inédites du manuscrit de la Roche-Guyon :

No 22. Ceux qui prisent trop leur noblesse ne prisent pas assez, » d'ordinaire, ce qui en est l'origine. »

No 36. « Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous > désirons toute chose comme si nous étions immortels. »

No 37. Il semble que c'est le diable qui a tout exprès placé la › paresse sur la frontière de plusieurs vertus, »

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No 78. « Il ne faut pas s'offenser que les autres nous cachent la » vérité, puisque nous nous la cachons si souvent nous-mêmes. » No 117. Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur > nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons » nous-mêmes.

Il faut se borner; je voudrais pourtant bien encore citer le no 7 du manuscrit, dont les premières lignes seulement se rapprochent du no 138 de l'édition de 1665, mais dont la suite est bien plus curieuse, parce qu'on y voit l'opinion de la Rochefoucauld sur son propre génie pour les maximes:

<< Dieu (dit-il) a mis des talents différents dans l'homme, comme » il a planté des arbres différents dans la nature, en sorte que chaque talent, ainsi que chaque arbre, a sa propriété et son effet » qui lui sont particuliers. De là vient que le poirier le meilleur du >> monde ne sauroit porter les pommes les plus communes. De lá aussi vient qu'il est aussi ridicule de vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en soi, que de vouloir qu'un parterre produise des tulipes quoiqu'on n'y ait point semé d'oignons..

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Ainsi donc, La Rochefoucauld se considérait lui-même comme un arbre à sentences ou à maximes, et même, si nous ne nous trompons, comme une variété particulière, inhabile à donner ses plus beaux fruits dans un sol où l'on n'eût pas jeté d'abord quelque semence d'amour-propre.

Un mot maintenant sur les Réflexions diverses. M. E. de Barthélemy nous en donne onze inédites. Quelques-unes ne sont que des jeux d'esprit, comme celles sur l'origine des maladies, sur le rapport des hommes avec les animaux, les comparaisons de l'amour et de la vie, et de l'amour et de la mer. Mais s'il n'y a guère là que de l'esprit, il y en a beaucoup, et même dans ces ébauches on retrouve en plus d'un lieu la touche du maître, je veux dire, de ces traits profonds, justes et pénétrants, si propres à la manière de ce grand écrivain. Quand par exemple il compare les diverses espèces d'hommes aux différentes espèces d'animaux, et nous dit : « Com» bien de chevaux qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on aban› donne quand ils ne servent plus! Combien d'hirondelles qui > suivent toujours le beau temps; de papillons qui cherchent le » feu qui les brûle! Combien de crocodiles qui feignent de se » plaindre, pour dévorer ceux qui se laissent toucher de leurs >> plaintes! >> il y a là plus que d'ingénieux rapprochements, il y a des caractères peints d'un trait.

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Les autres Réflexions diverses sont toutes très-remarquables, et

plusieurs atteignent la perfection; en voici les titres : Des coquettes et des vieillards; De l'inconstance;

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De la retraite ; Des

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- enfin un morceau histo

modèles de la nature et de la fortune; De l'incertitude de la jalousie; Des exemples; Du vrai; rique intitulé Des événements de ce siècle. On ne sait que choisir pour donner idée de telles richesses. Je citerai quelques lignes des Modèles de la nature et de la fortune, parce que c'est l'un des derniers écrits de La Rochefoucauld (mort en 1680, âgé de 67 ans):

<< Il semble que la fortune, toute changeante el capricieuse qu'elle >> est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de > concert avec la nature, et que l'une et l'autre concourent de > temps en temps à faire des hommes extraordinaires et singuliers » pour servir de modèles à la postérité. Le soin de la nature est de > fournir les qualités, celui de la fortune est de les mettre en œuvre > et de les faire voir dans le jour et avec les proportions qui con> viennent à leur dessein. On diroit alors qu'elles imitent les règles > des grands peintres pour nous donner des tableaux parfaits de > ce qu'elles veulent représenter. Elles choisissent un sujet, et >> s'attachent au plan qu'elles se sont proposé. Elles disposent de la naissance, de l'éducation, des qualités naturelles et acquises, » des temps, des conjonctures, des amis, des ennemis. Elles font » remarquer des vertus et des vices, des actions heureuses et mal> heureuses. Elles joignent même de petites circonstances aux plus > grandes, et les savent placer avec tant d'art que les actions des > hommes et leurs motifs nous paroissent toujours sous la figure et › avec les couleurs qu'il plaît à la nature et à la fortune d'y donner...1

Ce début est beau et grand; le reste du morceau y répond; on y trouve, entre autres, un parallèle de Turenne et de Condé, trèsdigne d'être comparé aux morceaux analogues de Bossuet et de Saint-Évremond.

On ne me réprochera point, je l'espère, d'avoir trop multiplié les citations. Certains critiques parisiens se sont plu à représenter la publication de M. de Barthélemy comme dénuée d'importance et n'ajoutant rien aux titres de gloire de La Rochefoucauld; ceci, bien entendu, sans le prouver ces grands hommes rendent des oracles et doivent être crus sur parole. Il en est autrement de nous, pauvres provinciaux ; quand nous poussons l'insolence jusqu'à contredire ces hauts et puissants seigneurs, nous ne saurions nous munir de trop de preuves; encore ne sommes-nous pas sûrs, en ayant dix fois raison, de gagner notre procès et de nous faire pardonner notre crime. A. DE LA BORDERIE.

1 Œuvres inédites de La Rochefoucauld, p. 269-270.

TOME V. 20 SÉRIE.

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