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et la conversation fut la pierre de touche qui trahit immédiatement la métamorphose.

L'amour du plaisir, le besoin de jouir pleinement, follement, d'une vie sur laquelle on osait à peine compter quelques mois auparavant, fut d'abord le seul lien d'un monde hétérogène où régnait le pêle-mêle le plus étrange. Plus tard quand, au milieu de cette foule bigarrée, quelques débris des vieux salons se reconnurent et se rejoignirent, ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que, tristes, inquiets, mécontents, ils n'avaient plus le vif entrain, l'insouciante gaieté qui animaient autrefois leurs physionomies et leurs entretiens. Maîtres des bonnes traditions, habiles professeurs de haut savoir-vivre, ils essayèrent en vain d'enseigner ce qu'ils savaient à la multitude affairée qui s'agitait autour d'eux. Les grands intérêts du moment absorbaient les pensées et réagissaient trop immédiatement sur l'existence de chacun pour qu'on pût n'y voir qu'un texte à de spirituels discours. Pour bien causer il faut avoir sa fortune faite, et peu de gens en étaient là. Madame de Staël seule réussit à ranimer cet art de la conversation qu'elle aimait passionnément. On l'entoura, on s'émul à sa parole inspirée; mais le pouvoir nouveau, plus impatient et moins timide que l'ancien, s'irrita de cette guerre à coups d'épingle, et, en bannissant la prêtresse, obligea à fermer le temple. Il se rouvrit plus tard au moment où la Restauration, rendant au pays une paix favorable à tous les plaisirs de l'intelligence, sembla aussi devoir ramener la société française à ses anciennes lois en même temps qu'à ses vieux princes. On essaya de reconstituer les salons. Quelques femmes aimables, Mme de Duras, Mme de Souza, d'autres encore, prêtèrent à cette œuvre de rénovation l'appui de leurs grâces et de leur esprit. Mme Récamier, toujours environnée d'admirateurs fidèles au souvenir de sa douce beauté, parvint même à donner au cercle réuni chez elle un cachet de distinction intellectuelle qui rappela l'entourage de Mme Geoffrin. Cet attrait y fixa un grand poète et nous avons vu Chateaubriand se réfugier dans ce milieu où se conservait comme un parfum affaibli du temps passé. Mais ce furent là des tentatives individuelles bientôt découragées par le non succès, Elles ne servirent qu'à constater les changements profonds éprouvés

par le pays tout entier au milieu des tempêtes qu'il avait traversées. Impulsions sérieuses, entraînements frivoles, tout portait une nouvelle empreinte. La politique envahit les assemblées mondaines; les débats parlementaires se continuèrent sous le feu des lustres et des diamants. Cette atmosphère excitante convenait au génie viril de Mme de Staël; elle y brilla d'un éclat suprême et sembla, même après sa mort, planer sur la réunion fameuse qui porta le nom de Canapé et compta dans son sein les hommes les plus éminents du parti libéral. Véritable pépinière d'orateurs, de diplomates, de ministres futurs, on en vit sortir tout l'état-major d'une opposition qui troublait le sommeil des ministres et mêlait une secrète amertume au triomphe de la haute aristocratie, de ceux qu'on appelait les ultras. A ces derniers les salons ne devaient pas manquer; les nobles hôtels avaient retrouvé leurs anciens maîtres et entendaient de nouveau prononcer les noms, les titres de vieille date, qui si souvent jadis les avaient fait retentir. Mais, hélas! com. bien étaient changés ceux qui se réunissaient à l'ombre de ces grises murailles; le même esprit ne les animait plus. A peine remise du sanglant châtiment de sa frivolité, irritée par les souvenirs du passé, effrayée d'un avenir qu'elle avait appris à redouter, dépouillée de ses priviléges, mal habituée encore à des droits qu'elle s'étonnait de partager avec tous, la noblesse française ne combattait plus sur le même terrain; au lieu d'attaquer elle se défendait; de philosophe et frondeuse, elle était devenue dévote et dévouée; de galante, austère; de gaiement indifférente et prodigue, appauvrie et mécontente; chez elle, comme ailleurs, plus qu'ailleurs, tout était bouleversé.

A mesure que le temps marcha, les choses allèrent en empirant. La société aristocratique, froissée par des déceptions et des défaites nouvelles, ne retrouva pas toujours dans la guerre d'ironie qu'elle fit à la bourgeoisie triomphante, la verve piquante qu'elle avait perdue. L'habitude des regrets était prise, les comparaisons perpétuelles entre le présent et le passé, toujours à l'avantage de ce dernier, faisaient que la génération nouvelle même semblait avoir de vagues souvenirs d'une jeunesse plus belle et arrivait triste à ses vingt ans. Se sentant sourdement attaquée dans tous les lieux où les anciennes

institutions cédaient la place aux idées modernes, la noblesse fit cause commune avec toutes les résistances et pleura tous les augustes revers. Le ton qu'elle donna du haut de son droit de suprême élégance fut austère et fièrement exclusif. Un nuage de douleur officielle s'étendit sur l'éclat de ses réunions qui perdirent en agrément tout ce qu'elles gagnèrent en dignité. La conversation, devenue ainsi endolorie et languissante là où elle avait été si vive et si hardie, ne trouva ailleurs ni refuge, ni abri. Le bulletin de la Bourse lui était un antagoniste formidable sur les moelleux tapis des somptueuses maisons neuves; et les connaissances trop vite faites, aussi vite oubliées, qui alimentaient les sociétés, sans liens véritables entre elles, ne permettaient pas cette intimité étendue, mais durable, qui est le milieu préféré par le véritable causeur. Le remède, heureusement, était à côté du mal. Chassée de son ancien royaume, la conversation a sagement pris son parti; elle s'est dépaysée, transformée, mais, nous le répétons, elle n'est point morte, loin de là, plus que jamais elle existe, elle brille, elle touche à tout et à tous.

Et que seraient donc ces journaux littéraires et autres, ces revues multipliées, dont le nombre croît chaque jour et qui ne se trouvent jamais en trop grande quantité pour l'avidité du public, sinon des salons dont l'esprit, les nuances diverses répondent aux goûts différents de leurs habitués? Moins exclusifs que ceux qui les ont précédés, les nôtres, nous l'avons dit, ne sont fermés à personne, car notre siècle, soumis à la grande loi de son existence, admet, en ceci comme en beaucoup d'autres choses, l'égalité sur sa base la plus large et en même temps la plus noble, puisqu'il procède par l'élévation et non par l'abaissement du niveau. Or, de même que les wagons entraînés par nos locomotives dépassent en confort et en rapidité les chaises de poste et les carosses dorés et blasonnés ; de même que nos jardins publics, où le peuple entre librement, l'emportent sur les plus beaux parcs particuliers, et nos musées sur les galeries des princes; enfin, de même que ce qui était réservé aux privilégiés de ce monde a dû être amélioré et perfectionné pour être mis à la portée de tous, ainsi la conversation a, selon TOME V. 2e SÉRIE. 14

nous, plutôt gagné que perdu à devenir ce que nous la voyons et à prendre le cachet de notre époque, c'est-à-dire un caractère d'universalité.

Nous savons bien que ce mode de communication intellectuelle n'est point spécial à la France et si la remarquable création, en 1631, de la Gazette de France et, en 1665, du Journal des Savants, donne à notre pays un droit de priorité, nous avouerons cependant sans peine que l'Angleterre, prompte à appliquer cette idée féconde, a eu presque aussitôt que nous des journaux et des revues littéraires qui ont parfois servi de modèles aux nôtres. Addison, dès 1705, publiait successivement le Tattler, le Guardian, le Spectator et se montrait critique habile, en même temps qu'il charmait ses compatriotes par son humour britannique, cette ironie voilée, trait principal de leur gaîté concentrée. Depuis, le Times avec sa publicité immense, les publications de toutes sortes, et l'habile application du bon marché à la presse populaire, ont répondu aux besoins croissants de ce peuple qui met si sérieusement en pratique le principe de self-education et de self-government. Aussi la discussion grave ou passionnée des affaires générales, la lutte politique ardente et vive, fait-elle le grand intérêt des feuilles quotidiennes, pendant que l'appréciation longue, raisonnée, savamment déduite, profondément creusée des ouvrages littéraires remplit les épais volumes des Quarterly, Monthly, Edimburgh reviews. Chaque œuvre provoque une œuvre, chaque volume fait naître quelques centaines de pages. Les recueils moins graves qui s'occupent surtout des novels, des poésies, enfin des ouvrages profanes, procèdent surtout par citations, afin, disent-ils, de laisser le lecteur juger par lui-même. Ils respectent dans leurs abonnés le droit d'examen comme s'il s'agissait de la Bible et sont bien trop prudents pour risquer ces opinions hâtives et hardies, souvent paradoxales, mais plus souvent spirituelles et saisissantes, qui remplissent nos revues. Leurs Weekly gossips, leurs Random readings n'ont aucun rapport avec nos chroniques. Ce ne sont guère que des pages sacrifiées, où se cache, dans les premières, la réclame déguisée et où s'étale assez tristement, dans les secondes, la plaisanterie anglaise, visant à la légèreté et forcée de presser son allure, plus

originale que leste, pour arriver essoufflée au bon mot qui doit terminer son alinéa.

Quant aux Allemands, leurs différents centres d'études, éloignés les uns des autres, auraient dû leur faire saisir avec empressement un moyen rapide et fréquent d'échanger, de comparer les idées individuelles et les connaissances acquises, et pourtant leurs progrès dans cette voie ont été tardifs et lents. Peut-être leur belle et forte langue, leurs convictions profondes, leur esprit sérieux, investigateur, ne les rendent-ils pas plus propres au journalisme tel que nous le comprenons, qu'à la conversation telle que nous la pratiquons. Ils sont encore ce qu'ils étaient lorsque Mme de Staël qui, la première, nous les a révélés, les peignait dans son admirable livre De l'Allemagne. Leur langue convient toujours mieux à la poésie qu'à la prose et à la prose écrite qu'à la prose parlée; leur esprit s'absorbe toujours dans les mêmes rêveries calmes, les mêmes vues profondes. Leur consciencieuse persévérance poursuit toujours invariablement la route qu'elle s'est tracée, sans se soucier, sans s'apercevoir des obstacles. Cherchant de bonne foi son but, quelque lointain et nuageux qu'il puisse être, préoccupé uniquement de s'en rapprocher, le savant, le littérateur ou l'artiste allemand se trouverait fatigué et fâcheusement dérangé dans sa marche si, sous prétexte de le distraire, la compilation à laquelle il vient demander des renseignements et des détails sur l'objet qui l'intéresse, lui offrait le mélange des sujets opposés et disparates qu'il nous plaît de rencontrer dans nos revues. Pendant que notre intelligence, plus rapide que profonde, passe avec une souple vivacité de la science à l'histoire, de l'histoire à la nouvelle, de la nouvelle à la politique du jour, trouvant dans cette brusque variété une sorte de repos pour les fibres aussi facilement tendues que relâchées de notre cerveau, le lecteur allemand dérouté, étourdi et bientôt ennuyé, transporterait avec peine son attention d'un article intéressant, mais trop superficiel, à celui, d'une nature toute différente, qui commence au revers de la page. C'est pour cette raison que les revues publiées en Allemagne présentent généralement un caractère de spécialité. Jaloux de justifier complétement le titre qu'ils adoptent, le Journal de la société orientale allemande, le Journal

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