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nance ni une propreté aussi exquise que le sien. C'était une tradition de mon père auquel il ressemblait de visage plus qu'aucun de nous, ayant seul eu de lui, avec plusieurs autres traits, des yeux bleus et perçants malgré leur douceur. La chasse était son autre passion favorite. Pendant vingt-sept ans, depuis la mort de mon père, il avait habité successivement la maison de son oncle et de son cousin maternels, lorsqu'il résolut de se bâtir à Aisey-le-Duc, non loin du lieu de sa naissance et de la nôtre, une petite maison pour y achever sa vie. Il avait choisi ce lieu de préférence parce qu'un de nos cousins, du côté de mon père, venait de s'y retirer et d'y orner sa maison de grands jardins. Mon frère avait acheté quelques champs au bord d'un bois, sur le penchant d'un coteau, et élevé plus bas une jolie maisonnette; un carré de jardin, une cour dans des proportions humbles, mais pleines de goût, complétaient son habitation d'où la vue tombait tout proche sur la vallée de la Seine. Il venait d'en prendre possession depuis moins de deux mois; le rêve de sa vie entière était accompli; il était chez lui, tout était à lui, tout venait de lui; vingt-neuf ans il avait tardé parce qu'il ne croyait pas assez à sa vie pour bâtir; enfin, il s'était fié à elle après tant d'années, et à peine s'était-il couché et levé vingt fois dans sa maison, qu'il s'y coucha pour ne plus s'y relever.

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J'arrivai près de lui le 14 au soir. Le 16, vers les quatre heures il reprit des forces et de la gaieté, il conta des histoires. Le 17, au matin, on me proposa d'aller à Châtillon' avec plusieurs de mes parents, parce que le mieux continuait; je n'acceptai pas. A midi et demi, je fus le voir, il continuait d'être mieux et il me proposa de dîner avec lui. On mit la table au bord de son lit; il mangea un œuf frais sans goût; les médecins arrivèrent et je le quittai pour quelques instants. En rentrant, je le trouvai assoupi; je pris les Lettres persanes que je n'avais pas lues depuis ma sortie du collége, et j'en lus une centaine de pages, admirant la pauvreté qu'il y avait dans tant d'esprit, et combien le mouvement seul des âges révélait vite la faiblesse de pensée des hommes les plus supérieurs. Tout à coup mon frère, en se réveillant, se trouve mal; il se remet un peu, mais le pouls diminue, le froid se fait aux mains, le sommeil l'entraîne malgré lui, il se relève sur son séant tout seul, regarde,

parle encore, répond, replace sa tête sur l'oreiller et expire doucement sans agonie. Il y avait eu un épanchement de sang dans la poitrine.

Le lendemain, j'allai le voir sur son lit de mort; jamais je n'ai vu de visage plus serein, de lèvres mortes plus animées et plus bienveillantes; entre ses paupières à demi-closes, on entrevoyait quelque chose qu'on eût pris pour un regard, tant ses yeux bleus et vifs étaient restés dans leur état naturel.

Adieu, Madame, priez Dieu pour que je n'estime que lui, et conservez-moi le seul vrai bien qui soit en ce monde après son amour, l'attachement d'un cœur comme le vôtre.

Mme SWETCHINE A L'ABBÉ LACORDAIRE.

Paris, 26 août 1835.

Mon ami, votre lettre m'a profondément touchée. Vos paroles ont quelque chose d'intérieur, d'intime qui va jusqu'au fond de l'âme. Les moindres détails, racontés par vous, font l'illusion des objets mêmes et on sent toutes vos impressions. Que ne suis-je là pour partager celles qui vous affligent! Seul privilége dont j'aurais poursuivi la possession. La tristesse qui assombrit vos pensées est toute transparente; à travers elle on voit que vos douloureux regrets ne ternissent point la sérénité habituelle et vivante de votre âme, ce rayon de Dieu qui ne doit jamais la quitter. Votre frère a vu ses derniers moments consolés par votre présence; vos yeux noirs et ses yeux bleus également perçants se sont rencontrés, et bien des choses sont comprises dans un regard. Ce que vous me dites de l'existence qu'il s'était faite me le fait connaître comme si je l'avais connu; sur ce petit nombre de traits on recomposerait presque un passé. Le sien a été tout entier de la souffrance supportée sans doute avec courage et douceur, car cela seul laisse place aux goûts si aimables qui ont distrait sa vie.

Retenue par des affaires, je veux croire que vous partagez le besoin que nous avons de nous retrouver, et je vois avec peine que le moment en est encore éloigné. Dans tous les cas, mon immobilité vous attend.

M. de Melun m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Les sympathies dont vous êtes le lien n'existent pas seulement entre moi et ceux qui vous connaissent, ceux à qui je vous ai fait connaître sont aussi vivement attirés. J'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre d'un jeune homme de quatorze ans, que je voyais beaucoup à Pétersbourg, et que je ne voyais jamais sans vous mêler à tous nos entretiens; cet aimable enfant, plein d'imagination et de bons sentiments, aspire au bonheur de vous connaître, et sa mère me demandait l'autre jour dans une lettre si M. Lacordaire permettrait à son pauvre garçon de lui écrire. C'est à vous de répondre. Diverses causes ont concouru à donner à l'esprit de ce cher enfant une impulsion peut-être trop vive, un développement trop précoce, et les idées générales, folles ou vraies, lui tournent la tête, comme entre autres, la perfectibilité indéfinie du genre humain; c'est à ce sujet que je lui avais promis de le renvoyer à vous, et si vous le permettez une consultation vous sera demandée. Adieu, mon ami. Pourquoi me dites-vous toujours madame, et en vedette? N'ai-je donc pas mieux mérité de vous; n'ai-je pas, comme Mignard, travaillé à perdre le madame que vous donnez à tout le monde, et les droits de l'inviolable et vraie amitié sont-ils plus contestables que ceux de la célébrité? Quand je vous vois si fort en réserve, j'ose à peine avec vous rester moi-même, et plus d'une fois ce que je perdais d'abandon vous accusait tacitement. Ne me gâtez plus la simplicité avec laquelle je voudrais toujours aller à vous; j'y suis ramenée par toute parole que je sens venir de votre cœur ou refoulée sur moi-même, quand vous me le fermez. Ne pourriez-vous pas demander à la personne qui revoit le manuscrit de madame d'Hautefeuille de le faire remettre chez moi quand il aura été revu. S. SWETCHINE.

L'ABBÉ LACORDAIRE A Mme SWETCHINE.

Cirey, 15 septembre 1835.

J'ai été peu souvent aussi heureux, chère amie, qu'avant-hier soir en arrivant à Colmar et en lisant vos deux lettres du 26 août et du 6 septembre, réunies comme par un secret dessein de la

Providence, après un grand mois de séparation où je n'avais pas vu une ligne de vous, où personne ne m'en avait écrit ni parlé, où j'avais été, par suite de mes courses rapides, dans un complet abandon de l'amitié. J'arrivais impatient de la Suisse ; j'y avais reconduit deux anciens camarades de ma première jeunesse ; j'avais laissé sans regret derrière moi ces montagnes, ces neiges, ces glaces, ces vallées, ces lacs qui, il y a treize ans, avaient enlevé mon cœur et qui venaient de me laisser froid et presque ennuyé pour cinq ou six jours que je leur avais donnés. Que l'homme change! Que ses affections se détachent de la nature inanimée quand il a grandi et connu les joies de l'âme ! J'ai senti l'abîme de ces treize ans avec amertume et consolation tout à la fois ; je me voyais dans un nouvel orbe d'idées et d'impressions, et je me penchais tristement vers mon ancien monde, tout en reconnaissant, avec un doux orgueil, que j'étais plus haut. J'ai couru à la poste dès que j'ai été sur le pavé de Colmar; j'y ai trouvé des lettres de vous, de ma mère, de M. Chéruel, de Montalembert, et après les avoir dévorées dans ma chambre, je suis sorti pour jouir en plein air de mon enivrement. J'ai erré autour de Colmar, repassant en moi ces trois à quatre ans écoulés. Il y a trois ans, je passais à Colmar pour me rendre à Munich, agité, torturé, n'ayant plus de route; sentant sur ma tête la destinée d'un autre homme que je ne pouvais pas conjurer et qui allait me briser, quoi que je fisse. Je courais en Allemagne pour n'être pas là quand la foudre tomberait sur ce Prométhée, non que je l'abandonnasse, mais au contraire pour ne pas le combattre, pour recevoir ma part de la catastrophe avec une paix qui le servît encore. Et après trois ans j'étais à ce Colmar, tranquille, ayant repris le cours naturel de ma vie, ayant vaincu par la grâce de Dieu cette destinée terrible où la mienne était confondue. Et vous m'apparaissiez à l'origine de cette victoire comme la première goutte d'eau qui m'eût rafraîchi l'âme, comme le premier zéphire qui eût essayé de relever doucement ma tête, comme l'ange du Seigneur envoyé à Agar dans le désert de Bersabée pour lui dire d'avoir courage. Comment n'eussé-je pas été heureux de voir brisé par vos lettres ce qui pouvait rester entre nous qui ne le fût pas · encore?

Je suis naturellement très-réservé ou très-abandonné, naïf ou secret. Généralement j'ai été abandonné et naïf avec vous. Les hésitations que vous avez pu remarquer ont tenu à ma position précaire, à la crainte de vous être à charge, enfin à l'inégalité de fortune et de condition. Toutes les fois que j'ai été supérieur à un ami par ces choses ou par d'autres, j'ai toujours fait de très-grandes avances, parce que plus il y a de délicatesse dans une âme, plus elle craint le moindre doute. Dieu seul encourage par sa grandeur même et toutefois il s'est abaissé au-dessous de nous quand il a voulu être aimé par nous; il s'est anéanti parce que nous étions un peu plus que le néant. Toutes les scènes de sa passion les plus prodigieuses par l'humiliation tendent à nous dire venez, vous voyez que je ne suis rien. Lorsque vous étiez en Russie l'année dernière, à cette même époque, mes destinées tenaient à un fil. Si M. l'Archevêque eût tenu bon dans ses refus, et il a tenu bon trois mois et demi, que serais-je devenu? Le ministère des paroisses m'était impraticable, la parole m'était ôtée; il est évident que j'étais sans ressources. Or, cela n'a tenu qu'à un fil. Jamais je n'ai été plus proche d'une ruine complète, jamais je n'ai été plus près de l'abîme que la veille du jour où j'en fus tiré. Eh bien! en ce temps-là un seul mot de vous fut toute ma consolation et mon espérance. Je me disais si je péris, je me retirerai près d'elle, je porterai à son foyer ce débris; il rendra peut-être encore assez de chaleur pour échauffer ses jours plus avancés que les miens; j'écrirai ce que je n'aurai pu dire et mon naufrage commencé si tôt donnera à mes pensées quelque charme qui touchera plus d'une âme. Ma réponse néanmoins fut réservée, vous n'insistâtes pas et j'en fus peiné, il me semblait que c'était à moi d'être réservé et à vous d'être explicite. Quand vous revîntes tout était changé, ma mère m'avait confié sa vieillesse, l'horizon s'était éclairci. Vous revîntes bonne et amie comme par le passé, et moi je vous raconte ceci pour vous expliquer par un exemple combien il y a de crainte lorsqu'il n'y a pas d'égalité dans le sort.

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H. LACORDAIRE.

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