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heureux cheval qui renâcle, veut absolument forcer le passage. Cependant il finit pas se laisser attendrir, et laissant là guide et cheval, il me rejoint sur un petit promontoire où j'ai déjà étalé nos provisions. Cet imbécile a cru que je voulais le tuer, me dit-il; il s'est jeté à genoux en me demandant grâce. Oh! le coquin! la misérable brute! J'arrête le défilé au moyen d'une aile de poulet qui le ramène au sentiment de la faim et à des instincts plus pacifiques, et pendant quelques minutes on n'entend qu'un formidable bruit de mâchoires qui travaillent avec énergie à faire le vide dans le panier. Notre berger nous regardait faire avec une envie si évidente de prendre part au festin, que nous lui cédons généreusement une portion de pain et de viande, voire même un verre de vin comme il n'en a bu de sa vie, et, tout à fait remis dans notre assiette, nous examinons en détail le paysage qui nous environne. Nous sommes aux deux tiers d'une sorte d'entonnoir dont 'le fond est une vallée verdoyante; des cases, dont nous ne voyons que les toits en tuiles rouges, sont dispersées au milieu des arbres, et la blanche église de Nuestra-Senora del Ovramento, vue à cette distance, produit un effet charmant. Pendant que je dessine à la hâte un petit croquis de cet ensemble, M. Ribell, redevenu de fort bonne humeur, cause avec le berger, il lui fait même cadeau d'un cigare, et pour mettre le comble à la générosité, il allume le cigare lui-même avant de le donner, et lui dit en français, (je voudrais savoir ce que le pauvre diable a imaginé de tout cela): Ah! ah! mon garçon, tu ne t'attendais pas à pareil honneur! manger avec des officiers français, une triple brute comme toi, un animal qui ne sait pas même dire merci! Caramba, si jamais tu te maries et que tu aies des enfants, tu leur diras qu'un beau jour, — et en se retournant vers moi : Dites donc, l'ingénieur, il ne fait tout de même guère chaud dans ce beau jour! tu leur diras donc qu'un beau jour, le plus beau jour de ta vie, un brave Français, qui n'est pas aussi méchant qu'il en a l'air, t'a donné un cigare, qu'il te l'a allumé, et que tu as été assez bête pour ne pas le fumer! (Le berger, après avoir tiré deux ou trois bouffées, l'avait éteint et mis dans sa poche). Après çà, peut-être veux tu le mettre sous verre, afin de le faire passer à la postérité! — Je riais de tout mon cœur de cette

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apostrophe et pouvais à peine tenir mon crayon, lorsque nous fùmes distraits par un nouvel incident. C'est un homme long et maigre, vêtu d'une redingote noire toute rapiécée, qui gravit le sentier avec un petit paquet noué dans un mouchoir au bout d'un bâton. Il nous salue au passage: Buenos dies, senor! — Bonjour, monsieur. Vaya usted con Dios! Que Dieu vous garde! Muchacho que

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es eso hombre? Garçon, quel est cet homme? demandons-nous à notre commensal. C'est le curé de la paroisse. - Pauvre mine, dit M. Ribell. Je fais intérieurement la comparaison avec la tenue du plus modeste de nos vicaires de campagne et je m'applaudis, à ce point de vue comme à bien d'autres, de n'être pas Portugais.

Le retour a eu lieu sans encombre. Nous avons trouvé sur le plateau nos chevaux et nos guides, et pour ne pas les laisser sous l'impression de terreur produite par la scène que je vous ai racontée, on leur abandonne une carcasse de poulet, un restant de pain et de vin, ce qui nous fait passer de suite au rang de demi-dieux. Pendant qu'ils dévorent cette maigre pitance, j'avise un pic d'où l'on doit embrasser un horizon immense, et je propose l'ascension à M. Ribell. J'étais un peu humilié de sa supériorité équestre et d'avoir entendu mon guide lui dire: Senor caballero, mounta usted my bien, ma questo es una mazetta. Seigneur cavalier, vous montez très-bien, mais celui-là est une mazette. Je grimpe

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au sommet en un clin d'oeil, en m'aidant des mains et des genoux, pendant que mon compagnon, tout essouflé, cherche un sentier quelconque.

Nous voilà donc à deux de jeu ; il est convenu qu'il monte mieux à cheval, mais que je monte mieux à pied. Satisfait de cet avantage, j'enfourche de nouveau ma monture et un peu plus familiarisé avec les périls de la route, je les affronte si bravement que mon guide m'arrête en me disant : Eh! senor, se puede cader el mio caballo. Sabe usted que me costa 400 douros ? Ah! seigneur, mon cheval peut tomber; savez-vous qu'il me coûte 400 douros? (2,000') Le retour a eu lieu sans autre particularité qu'une halte dans un misérable village. Quelle pauvreté et quelle saleté! une hutte dans laquelle bouillait la marmite, sans même de cheminée; la fumée et il y en avait beaucoup ! sortait par la porte. Nous avons donné

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aux enfants quelques pièces de monnaie qui nous ont valu mille bénédictions et une poignée de châtaignes qu'il a fallu absolument mettre dans nos poches. A quatre heures nous arrivions à Funchal. J'étais moulu et j'ai eu beaucoup de peine à descendre et à me séparer de mon animal. Il fallait pourtant le jour même aller dîner chez M. de Charnacé, qui m'avait engagé d'une façon trop gracieuse pour pouvoir lui faire défaut au dernier moment. Retourner à bord faire ma toilette, je n'en ai plus le temps. Il ne me reste qu'un parti, c'est d'aller trouver le vicomte, de lui exposer sans cérémonie la situation et de me faire agréer tel que je suis, en planteur que vent et les cahots ont un peu défrisé. C'est ce que je fais. M. de Charnacé était à sa toilette, mais François est ma providence; il me donne une chambre, de l'eau, du savon, un peigne, une brosse, et grâce à lui je me transforme en un personnage presque convenable. Si j'avais pu faire de mon paletot un habit, tout eût été pour le mieux; enfin, tel que je suis, M. de Charnacé a la bonté de m'accueillir de la façon la plus cordiale. Bientôt les invités arrivent; M. de Farrobo en est, et il a la bonne grâce de convenir que le cuisinier du vicomte, un véritable artiste du reste, car c'était l'ancien cuisinier de M. Haussmann, le préfet de la Seine, vaut beaucoup mieux que le sien. Chacun de nous trouve auprès de son couvert le menu du dîner, que j'ajoute ici en note pour l'instruction de mes lectrices', et je prouve à mon hôte que huit heures d'équitation m'ont doté d'un formidable appétit. Après le dîner, on nous régale d'un petit concert indigène. Le chanoine Philippe joue du machète (une sorte de petit violon de poche), Piétro, un des porteurs de palanquin, de la viole, et M. de Charnacé, oubliant un instant sa maladie et ses peines, saisit ses castagnettes et accompagne les musiciens. Toutes les marches, tous les airs nationaux ont défilé devant nous; c'était charmant d'originalité et de verve.

Un bal donné par notre consul français, M. Blaize, et dans lequel

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tout s'est passé avec le décorum habituel, ne m'offre aucun incident remarquable à signaler. La seule particularité, c'est la présence à ce bal de l'évêque et la ressemblance frappante de cet évêque portugais avec S. S. Pie IX: mêmes traits, même taille, même tournure. Je crois que la ressemblance ne va pas plus loin que le physique, mais le bon évêque a été très-flatté quand je lui en ai fait mon compliment, quoique je ne fusse certes pas le premier.

Une autre cérémonie plus curieuse, c'est celle à laquelle nous avons été convoqués, à l'occasion de la fête du roi de Portugal; il s'agissait d'un Te Deum solennel à la cathédrale. Toute la marine française était destinée à en rehausser l'éclat. A midi nous débarquions sur la plage et un capitaine de vaisseau, qui était avec nous dans la barquette, commencait par se jeter à la côte et se tremper jusqu'aux genoux, embarrassé qu'il était par son grand sabre pour prendre son élan. - Je m'imagine que cela a dû singulièrement refroidir son enthousiasme. Nous entrons dans l'église, amiral en tête, épée au côté, chapeau à la main. Tous les grands dignitaires nous attendaient, l'évêque avec son clergé, l'ayuntamento ou municipalité avec d'immenses robes en velours noir à revers de satin blanc, des huissiers impayables, des bedeaux inimaginables, et peu après un Te Deum incroyable partout ailleurs qu'à Madère. Un gros chanoine se dandine en tenant à la main une sorte de livre en bois avec lequel il frappe ou plutôt il assomme la mesure. Une demidouzaine de petits choristes envoient jusqu'aux voûtes des notes d'une acuité impossible et font assaut d'ut de poitrine, tandis qu'un vieux tenor usé, avec une voix qui semblait sortir d'un mirliton plutôt que d'une poitrine humaine, se délecte dans des solos à nous faire mourir de rire, si l'on n'eût pas été en aussi saint lieu.- Quant aux Madériens, leurs oreilles sont probablement habituées à ce charivari et je dois avouer, en guise de correctif, que habits brodés, toges en satin et bedeaux empanachés se tenaient droits et graves comme des cierges et se mettaient fort convenablement à genoux. La cérémonie faite,je ne dirai pas, comme dans la chanson de Marlborough, chacun s'en fut chez soi; mais nous nous rendons au palais du gouverneur pour l'escorter et lui faire politesse. On nous reçoit dans la fameuse salle où grimacent les portraits des capitaines

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généraux, et leur successeur, un avocat de Lisbonne, nous débite un petit speech de sa façon, dont je n'entends pas un mot, en raison de la distance, car le susdit avocat parle fort bien français. D'ailleurs j'ai des préventions contre ce gouverneur. Il a remplacé M. le comte de Farrobo, qu'on regardait comme trop catholique, et j'en conclus qu'il doit probablement l'être assez peu; mais laissons là la politique et retournons à bord pour ôter l'uniforme, prendre le chapeau gris et revenir à terre faire nos dernières emplettes et nos adieux à Funchal, ainsi qu'à ces hôtes d'un jour dont nous n'oublierons jamais le si cordial accueil.

C'est demain que nous partons pour les Canaries.

C. DU CHALARD.

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