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d'assister comme moi, de loin cependant, semblait le préoccuper beaucoup. Je le saluai d'un : Deiz mad (bonjour), et comme il allait au village de Trévoazan, et que j'y devais passer aussi pour me rendre au manoir de Kernigoual, nous commençâmes à gravir ensemble la colline. Nous parlâmes d'Hénora et de sa singulière folie. Marc semblait la plaindre beaucoup.

La pauvre fille, dit-il, elle a une bien triste et bien touchante histoire !

Vous connaisssz donc l'histoire d'Hénora? son histoire vraie, car on me l'a racontée de tant de manières différentes, que je ne sais qu'en croire.

Oui, je connais l'histoire d'Hénora, et c'est une bien triste histoire, vous dis-je.

Eh bien, Kergoff, vous allez me raconter cette histoire, tout en marchant, et en arrivant à Trévoazan, je paierai une chopine de cidre ou de juféré ( hydromel), à votre choix.

Le soleil se couchait derrière la colline, ce soleil d'or, tempéré et vieilli de la fin d'automne, mais plein de poésie et d'ineffable douceur nous marchions lentement, à côté l'un de l'autre, et la voix d'Hénora arrivait encore jusqu'à nous de l'autre côté du Jaudy, nous apportant des paroles de son sóne chéri :

«Dans les bois de Lestrézec est un petit oiseau au plumage » roux, et toutes les nuits il chante jusqu'au jour les louanges de » ma douce.

» Et il dit, de sa voix mélodieuse : O vous qui ne connaissez » pas Hénora, je vous plains, car vous ne connaissez pas la reine » des belles filles. »

Mais son chant expirait peu à peu, à mesure que nous nous éloignions, et Marc Kergoff commença ainsi.

F.-M. LUZEL..

(La fin au prochain numéro.)

A BORD DE L'ESCADRE CUIRASSÉE.

NOTES DE VOYAGE.*

A M. ÉMILE GRIMAUD, SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION.

Si quelque lecteur de la Revue, ayant assisté à mon coucher en décembre 1863 et ne me voyant pas apparaître en janvier 1864, se figure que, comme la Belle au bois dormant, je suis encore au lit, dites-lui, je vous prie, qu'il se trompe grandement et que les couchettes de la Normandie où j'étais alors ne sont pas assez moelleuses pour provoquer un sommeil de cette durée. Je tiens même à constater que j'étais un des premiers levés du bord; bien souvent notre aimable commandant en second, le capitaine de frégate Hamelin, matinal par force, a vu déboucher à cinq heures au haut de l'échelle réservée à l'état-major, ma casquette galonnée, mon foulard rouge et mes pantoufles. Vous allez vous récrier sur cette tenue peu militaire; mais si vous faites attention, mon cher ami, que nous sommes au mois de novembre et qu'à cette heure-là, vous, ainsi que tous les lecteurs de la Revue probablement, - l'adverbe probablement n'est mis ici que par tolérance, étiez encore entre les bras de Morphée, vous serez plus indulgent pour mon foulard rouge et vous ferez comme M. Hamelin qui se contentait d'en rire dans sa barbe

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Voir la livraison de décembre 1863, pp. 447-458.

et m'invitait à venir prendre une tasse de thé dans sa chambre, située en des parages beaucoup moins sombres et beaucoup mieux aérés que la mienne. Outre l'heure matinale, je dois encore ajouter comme circonstance atténuante que je venais généralement d'être réveillé par une musique infernale que faisaient clairons et tambours sous prétexte de diane, que j'étouffais dans ma chambre peu ventilée, que je n'y voyais goutte, et que tout cela me mettait de trop méchante humeur pour beaucoup songer à ma toilette. Vous me diriez peut-être que j'ai un mauvais caractère; je ne veux pas vous laisser vous appesantir sur cette pensée peu charitable, j'aime mieux vous demander, pour changer la conversation, si vous savez quels rapports existent entre la diane, qui dit assez désagréablement aux militaires et aux marins qu'il faut quitter son hamac ou son lit de camp, et la blonde Phébé à laquelle la mythologie prête une si douce figure? Je vous avouerai que j'ai vainement cherché le lien qui unit ces deux Dianes, à moins que ce ne soit le clair de lune qui, pendant une partie de l'année, préside au trouble-fête de la diane réveille-matin. Mais voilà une trop longue digression sur la lune, sur mes pantoufles, et sur mes prétentions matinales; je me suis engagé à vous parler de Madère et, sans chercher plus longtemps à déterminer ma place entre la princesse enchantée qui dormait toujours et les oies du Capitole qui veillaient d'une si vertueuse façon, j'admets que je suis un héros de vigilance, sinon de modestie, et je rentre dans mon sujet.

Je vous ai dit que l'abbé Gaytté était venu nous voir dès le jour de notre arrivée et, connaissant ma politesse, vous en aurez conclu que le lendemain, bien exactement, je suis allé lui rendre sa visite. Vous avez deviné juste et votre perspicacité bien connue vous aura fait encore conjecturer avec raison que j'étais accompagné par l'aumônier de l'escadre, l'excellent abbé Trégaro. Mais ce que vous n'aurez pu deviner, c'est la difficulté que nous avons eue à trouver la demeure extra-muros du comte de Farrobo. L'aumônier ne parle pas du tout portugais; moi je le parle à peu près comme une, vache espagnole; vous concevez notre embarras dans ce dédale de rues. Il fallait pourtant avancer, et la soutane de l'abbé, en certains mauvais quartiers des faubourgs, n'était pas propre à nous assurer

beaucoup de sympathies. Je me suis rappelé la Parisienne : En avant, marchons contre leurs canons.

Les canons sont tous rouillés

rappelé quelques bribes

à Madère; mieux que ça, je me suis d'espagnol que j'appris jadis à Cadix en faisant le compte de la blanchisseuse. Cet espagnol de bas aloi est comme le petit sabir du nègre de M. de Charnacé; ça va à toutes les oreilles. Grâce à lui, nous avons pu arriver à bon port et, après un cordial entretien, l'abbé Gaytté a tenu absolument à nous présenter au comte et à la comtesse de Farrobo qui ont habité cinq ans la France et aiment beaucoup les Français. On a parlé du Solférino dont je partage la gloire et les succès avec M. Dupuy de Lôme, quoiqu'à un titre plus modeste, et il m'a valu comme partout un accueil très-flatteur, rehaussé ici par le charme tout particulier des manières et de la conversation de nos hôtes. Mme la comtesse de Farrobo est la fille du maréchal duc de Saldanha, un des plus grands seigneurs du Portugal, aujourd'hui ambassadeur à Rome. Elle a été trop aimable à mon égard pour que je ne dise pas un mot d'elle et ce mot la peindra tout entière : c'est un type de distinction, de bonté et de vertu. Ne nous étendons pas davantage sur ses perfections, elle m'en voudrait, et je tiens trop à sa bienveillance pour m'exposer à la perdre. Ce que je puis faire, par exemple, sans crainte de la blesser, car l'honneur, si honneur il y a, en reviendra pluôt à son cuisinier qu'à elle, c'est de vous parler du dîner portugais qu'on nous a donné à la villa Farrobo, le jour de la Toussaint. Je crois vraiment que je l'ai encore, non pas sur l'estomac, Dieu merci! mais en affreux souvenir de piment, de cari et autres condiments incendiaires. J'étais du reste en mauvaise veine ce jour-là. Le commandant m'a taquiné sur mon habit noir passé de mode et mes gants blancs qui ne l'étaient plus; le vent d'ouest et la nuit m'ont mis en retard; dans ma précipitation et au milieu des ténèbres j'ai jelé ma baleinière contre le Napoléon; c'était le pot de terre contre le pot de fer, heureusement il a été bon prince et ne m'a pas embrassé trop fort. Je suis arrivé à terre à sept heures. C'était justement l'heure du dîner. Je cours, je culbute quelques vieilles Portugaises qui jurent entre leurs dents; je traverse le torrent de Santa-Lucia; je m'engage dans un labyrinthe de ruelles ; je demande en vain à quelques échoppes

fumeuses la casa del senor conde de Farrobo. On me regarde avec des yeux ébahis qui me font fermer la porte au nez de ces brutes, et je m'égare bel et bien. A sept heures et demie seulement, mourant de chaud, de fatigue et de soif, j'arrive à un bienheureux portail vert que je salue comme la porte du paradis. Avancerai-je? reculerai-je? J'hésite une minute, mais ventre affamé n'a point de honte, et je sonne. Quelques secondes plus tard, j'étais à table et l'objet de la curiosité d'une nombreuse assemblée qui examinait le tard-venu. J'avoue qu'en ce moment je me préoccupais davantage du contenu de mon assiette que de l'examen du public. On m'avait servi un potage où quelques boulettes nageaient dans une sauce au cari. Quel potage, mon cher ami, pour un estomac français et susceptible, et quel rafraîchissement pour un gosier altéré! Après l'avoir goûté, je le considérais avec un certain effroi, mais ma voisine, Mme de Farrobo, était si gracieuse! Faire un affront à son potage! que va penser de la France, représentée ici par moi à table, mon voisin le général, qui me paraît être de taille à digérer toutes les énormités possibles! Je m'exécute avec courage. Heureusement il n'y avait que peu de boulettes, et comme correctif j'ai avalé un immense verre d'eau qu'un domestique en tenue irréprochable est venu me verser. Une deuxième expérience à tenter : on me présente un plat couvert de riz au cari. J'écarte la couverture et je découvre des membres de poulet mêlés à quelques légumes dont je me défie. Quant au poulet, voilà au moins un animal de ma connaissance. J'entre en relations avec lui et cette relation ayant été toutà-fait de mon goût, je me sens plus à l'aise, un peu moins affamé, beaucoup moins altéré et plus libre de regarder autour de moi. Chacun a devant soi un régiment de verres quatre ou cinq petits tapins et un gros tambour-major ayant la capacité de nos chopes de bierre. Absence complète de bouteilles et de carafes. De temps en temps un laquais galonné fait le tour de la table et remplit le ventre des tambours-majors d'une eau limpide et fraîche, que tout le monde semble avaler avec le plus grand plaisir. En pensant aux boulettes et au cari, je m'explique cette soif et cette mode d'eau claire; mais puisque j'ai renoncé au cari et à ses ardeurs et que je ne suis d'aucune société de tempérance, je puis bien m'accorder

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