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avaient été institués par elle au début, il fallait son consentement pour les réformer, ou au besoin les abolir. Pierre le comprit; il en référa au Pape, qu'il trouva, comme on les trouve toujours tous, prêt à examiner les réclamations et à y faire droit dans ce qu'elles avaient de juste. Le cardinal d'Estouteville fut envoyé en Bretagne, et le résultat de son enquête fut favorable aux réclamations du duc. On doit remarquer néanmoins, dans la remise qu'il fit des coupables à la justice séculière, ses recommandations si paternelles et ses appels à la clémence, en tout ce qui est possible et juste. L'Eglise se montre sans cesse la mère compatissante et pleine de sollicitude; les coupables qu'elle punit ne cessent jamais d'être ses enfants. Les asiles abolis, le droit à la défense devenait une conséquence nécessaire de cette réforme, et, s'il se peut, un droit plus strict des accusés. D'autre part, il était essentiel que les officiers de justice offrissent plus de garanties de savoir et de moralité. Le duc ordonna donc que nul, à l'avenir, ne remplit l'office de sergent s'il n'avait, au préalable, été reconnu capable et de bonne vie et mœurs par le sénéchal de son ressort et les autres gens de justice; il fut défendu de prendre les sergentises à ferme ou de se faire remplacer dans ces fonctions. Mêmes informations furent prescrites pour les notaires et les passeurs d'actes publics. Il fut ordonné que la liste de ces officiers serait dressée et conservée, ainsi que leur signature, dans les registres des juridictions, afin qu'on pût toujours vérifier les actes. Les ecclésiastiques euxmêmes furent soumis à la loi commune et durent fournir caution laïque de leur fidélité. On a souvent prétendu que les justices seigneuriales se rendaient arbitrairement et l'on est fort tenté d'affirmer qu'en cela, comme en toute autre chose, le caprice seul et l'ignorance en décidaient. Il n'en est rien; ce qui est vrai, c'est qu'alors les jugements se rendaient conformément à la loi, au nom du seigneur, au lieu d'être libellés, comme ils le sont aujourd'hui, au nom du prince régnant; c'est toute la différence. Pierre, d'ailleurs, ne surveilla pas moins cette matière que toutes les autres; il ordonna que nul ne serait reçu à être juge ni advocat » s'il n'étoit suffisant coutumier ou licentié en l'un des droits

» civil ou canon, et qu'il fût bien prouvé, qu'il étoit de bonne » sçavance, conscience et honneste état. » On n'en exige pas plus de nos juges de paix, qui nous semblent représenter, dans notre organisation judiciaire actuelle, ces tribunaux de simple et paternelle justice des seigneurs en leurs terres.

Les fonctions et les honoraires des avocats furent minutieusement réglés. Le duc leur défendit d'éterniser les causes en multipliant les procédures, les délais, les interlocutoires et diffuges de la matière principale; il ordonna que, pour cinq sols, l'avocat serait contraint de plaider la cause de sa partie, et quela cause des pauvres le serait gratuitement par eux, et, à leur défaut, par les procureurs du duc ou des seigneurs, suivant les cas. C'est le principe même de cette assistance judiciaire que nos lois modernes viennent de consacrer et que nous regardons comme une conquête 1. On comprend l'importance et la difficulté de ces réformes qui s'adressaient précisément à cette classe nombreuse d'hommes chez lesquels l'étude même des matières qu'ils affectionnent développe l'esprit de corps et de contestation. Aussi l'on ne s'étonnera pas de voir le duc obligé de revenir sur ces questions ardues, quelques années plus tard, et forcé d'affirmer par de nouvelles dispositions ses premiers règlements.

D'autres abus attirèrent encore ses regards; ainsi le droit de guet, qui avait été établi pour la garde des châteaux et forteresses du duché, continuait à se percevoir en nombre de lieux, quoique ces citadelles fussent complétement ruinées ou abandonnées. C'était une injustice. Pierre prohibe ces recettes, pour ce que ce n'est pas raisonnable. » -- Il n'est pas jusqu'aux mesures de distances qu'il ne réglementa; il fixa la longueur légale de la lieue, qui variait jusque là, à deux mille huit cent quatre-vingt pas géométriques de cinq pieds chacun. - Passant aux intérêts commerciaux

1 « Item, voulons et ordonnons que nos procureurs généraux et particuliers, et pa reillement les procureurs des prélats, barons et autres, chacun en sa juridiction, soient tenus dorésnavant pledoier les causes ez poures misérables personnes moiennant que ceux poures fassent foi, ou qu'il soit notoire de leur poureté; et si lesd. procureurs estoient absens et que espoir que la cause pourroit toucher au duc et à son office, est commandé aux juges contraindre l'un des autres advocats assistans à la Cour >>

de ses sujets, il renouvela les traités qui unissaient la Bretagne à l'Espagne, au Portugal et à la Hanse Teutonique; et, pour favoriser l'industrie en ses états, tandis que ses voisins s'épuisaient en des guerres sans fin, il exempta de toute contribution d'impôts, fouages et tailles, à la prière de l'évêque et du chapitre de Vannes, les marchands de drap, tisserands, teinturiers et brodeurs, qui, chassés de Normandie et de Guyenne, s'étaient réfugiés en cette ville. Il fit encore des règlements contre ceux qui usurpaient la qualité de noble, et il ordonna de poursuivre les réformations commencées par son père Jean V. Cette mesure n'avait rien de vexatoire; son but n'était pas tant le maintien pour une classe d'un privilége qui était la rémunération du service militaire dont elle était grevée exclusivement à toute autre, qu'une mesure fiscale destinée à faire rentrer dans le trésor des impositions et taxes, dont les faux nobles s'exemptaient sans droit et qui retombaient d'autant plus lourdes sur le peuple.

De tout ce qui précède que résulte-t-il ? Évidemment la preuve de ce que nous avons avancé de l'influence de Françoise d'Amboise dans les conseils de son époux 1. Les historiens le disent d'ailleurs formellement. << Dieu, lisons-nous dans Albert de Morlaix, se servit » de cette princesse pour la réformation générale de la Bretagne, > et faire revenir un siècle d'or après tant de malheurs et de misères; car le Duc, son mary, voyant qu'elle étoit guidée de Dieu, suivoit » son conseil et en toutes ses affaires prenoit son advis. Elle fit en » sorte que les évêchés, abbayes et cures fussent pourvus de gens

1 Nous avons sous les yeux les Grandes Annales d'Alain Bouchard, édition de 1541. Or, au chapitre qui traite de la manière dont le duc tint son parlement général en la ville de Vannes, on remarque une gravure qui représente Pierre assis le bonnet ducal sur la tête, et revêtu du manteau; il parle à ses barons et parle en maître; le geste de la main l'indique. Derrière lui, appuyée sur le bras du trône, est une femme agenouillée et costumée en religieuse, qui lui donne des conseils Les yeux des deux personnages fixés par un même mouvement sur les barons montrent que l'un obéit à la pensée de l'autre. On ne peut se tromper sur ce qui se passe là: Françoise d'Amboise conseille; Pierre commande. Cette gravure n'est que la reproduction de celle qu'on voit plus haut, à l'endroit où Alain Fergent rend aussi la justice; mais cela s'explique de la même façon, Hermangarde d'Anjou ayant rempli près de ce prince, son époux, le rôle de Françoise près du sien.

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doctes et pieux, procura la réformation du clergé séculier et › régulier, ne put endurer que l'abus insupportable de la pluralité » des bénéfices eût vogue en Bretagne. » Ne peut-on dire que c'est à l'influence bénie de cette sainte et admirable femme que nous avons dû, nous autres Bretons, de conserver, dans le siècle suivant et depuis, une foi si solide, un dévouement si complet à l'Église, des mœurs si chrétiennes, un amour si grand pour les princes?

Il est vrai que nos princes furent, à de rares exceptions près, respectables et bons. Depuis, Anne de Bretagne et la reine Claude, sa fille, l'une élevée, l'autre vivant dans des cours si dissolues, et qui furent de si nobles reines, des femmes si attachées à leurs devoirs, si pures, si respectées, de si grandes et si sincères catholiques, le durent peut-être à ces mêmes traditions. Fille de Bretagne, Anne eut pour mère une visiteuse assidue de la fondatrice des Couets, pour instituteurs dans la foi, ces gens si doctes et si pieux dont la duchesse Françoise avait rempli l'Église bretonne, et pour gouvernante, la dame de Laval elle-même, cette Françoise de Dinan qu'elle avait distinguée et protégée.

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Mais veut-on une preuve éclatante de cette influence de Françoise d'Amboise dans les conseils, un trait de sa sollicitude pour les intérêts de la justice et du pauvre peuple? Écoutons encore Albert de Morlaix : Le duc son époux, nous dit-il, » ayant convoqué le parlement général de sa duché, en sa > ville de Vennes, l'an 1451, se voyant court de finances épuisées és guerres que le feu duc François son frère avoit » fait aux Anglais en Normandie, il fut conseillé par certains » affamés du sang du peuple, d'imposer de nouveaux subsides sur » ses subjets. L'édit de la volonté du prince était jà minuté et ne restoit plus que le sceau, sans que la bienheureuse Duchesse en >sceut rien mais sitôt qu'elle en fut advertie, elle alla au devant » de son époux, lors que les prélats, princes, barons et seigneurs » le reconduisoient de la séance du Parlement en son palais, et l'ayant tiré à part, lui remonstra en toute humilité la grande ⚫ faute qu'il alloit commettre, luy faisant voir clairement, que > l'intention de ceux qui luy avoient donné ce conseil, n'estoit pas

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» de remplir ses coffres, ains bien de s'emplumer aux despens › du pauvre peuple, duquel l'affection vers le Prince vaut mieux » que tous les thrésors du monde, et asseure mieux l'estat d'une » monarchie que des richesses mal acquises. Bref elle dissuada si » bien son mary qu'il révoqua cet édict et défendit à son chancelier » de l'admettre au sceau, et ceux qui en avoient été les auteurs et > inventeurs, l'estant venus trouver pour poursuivre leur pointe, » furent honteusement renvoyés, haïs et descriés comme ennemis > du public et le peuple ayant sceu que la bienheureuse Duchesse ⚫ avoit diverti ce malheur, la chargea de mille bénédictions. »

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Voilà des paroles assez fermes, ce semble, les droits du peuple assez hautement revendiqués et proclamés, et ses intérêts assez chaudement défendus! Dira-t-on, en face de ces déclarations et de ces actes, qu'on a attendu en France jusqu'à notre siècle pour savoir ce qu'étaient la liberté des remontrances et ce qu'on pouvait obtenir du trône pour l'acquit de la justice et le respect de la propriété ?

Vte Edouard SIOC'HAN DE KERSABIEC.

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