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d'alors n'avaient pas ce scrupule. Martial, souvent impur, parle avec affection de Marcella. Stace est le poète du mariage.... Le joug de Claudia est un joug béni qu'il a accepté avec bonheur et qu'il ne changera jamais pour un autre. Il aime les parents, les cousins, le beau-père, les amis de Claudia. Il aime jusqu'au poète défunt (Lucain, à ce qu'il paraît), qui a été avant lui le mari de Claudia. Il lui semble tout simple et tout avouable qu'un mari aime sa femme.... «Aimer sa femme tant qu'elle vit est un bonheur, écrit-il, quand elle n'est plus de ce monde, c'est un devoir religieux. Uxorem vivam amare voluptas est, defunctam, religio. Et remarquez, ajoute M. de Champagny, que ce n'est point ici de la poésie, ceci est écrit tout simplement en prose 1. »

Même sentiment chez Pline-le-Jeune pour Calpurnie. Il lui parle «< avec une naïveté touchante de son regret quand elle est absente; de ses inquiétudes quand elle est malade. Et si on pense que Pline aime à poser, pour qui poserait-il, dit très-bien M. de Champagny, si son siècle n'avait pris un peu goût à la famille et au mariage 2 ! » En même temps, un peu de charité pénétrait les mœurs païennes. L'argent n'était plus jeté au hasard aux mendiants de la rue, dont on craignait les émeutes; il allait secourir, par des fondations intelligentes et durables, le père de famille pauvre et assurer l'avenir de ses enfants.

La réaction des Antonins était donc, à bien prendre, une véritable révolution. Mais à qui l'attribuer? A la philosophie, vous diront l'école païenne de Gibbon et l'école rationaliste de notre âge. La philosophie! mais avec ses maximes plus élevées et plus dignes, qui

à une espèce d'incognito; c'était un sage, un poète philosophe, s'adressant à l'épouse dont la main chérie allait lui fermer la paupière. Du départ d'un ami c'était l'adieu paisible:

Viens là, viens, disait-il, ô toi que j'aimai tant!.....

Pourquoi cette réserve que n'avaient ni Martial, ni Stace, ni Pline, etc.? Ne serait-ce pas que l'amour conjugal étant chez nous l'habitude, l'expression en tomberait facilement dans le lieu commun, tandis qu'on avait peu à redouter cet inconvénient à Rome?

1 Les Antonins, t. 1o, p. 181.

2 Les Antonins, t. 1er, p. 182.

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ne sont aujourd'hui qu'une contradiction de plus dans la lutte sans terme de ses pensées, à quoi aboutit-elle ? au suicide ! Avec ses sentiments plus humains, je dirais presque, ses sentiments charitables, quelle est sa conclusion? l'égoïsme ! « Personne, dit Epictète, ne m'est plus cher que moi. » Et Sénèque ! quelle admiration n'exprime-t-il pas pour le philosophe Stilpon répondant à Démétrius Poliorcète qui lui demandait s'il n'avait rien perdu dans le saccagement de sa ville natale: Tous mes biens sont avec moi. Stilpon avait perdu sa femme et ses enfants!« Voilà un homme fort et courageux! » s'écrie bravement Sénèque. Ajoutez à l'égoïsme un mépris hautain pour la plèbe ignorante: « Je n'estime pas plus le bruit qu'elle fait par en haut que celui qu'elle fait par en bas, disait Démétrius, que Sénèque admirait encore. Et, le croirait-on? Épictète, l'esclave Épictète, partageait ce mépris. Il ne s'en cachait pas plus que ne s'en cachera un jour le gentilhomme Voltaire. Voltaire, d'ailleurs, il faut bien le dire, ira plus loin que le païen:

Je vous remercie, écrira-t-il à La Chalotais, de proscrire l'étude chez les laboureurs.... Envoyez-moi des frères ignorantins pour conduire mes charrues ou pour les atteler. 2

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Telles ont été, à peu près à toutes les époques, l'humilité et la fraternité de la philosophie ! La réaction des Antonins, en ce qu'elle eut de généreux et de salutaire, ne saurait donc aucunement lui appartenir. Serait-ce, je le demande, à la vertu des stoïciens, à cette thèse philosophique qui se réduisait à un peu d'orgueil, comme dit très-bien M. de Champagny, qu'on pourrait attribuer l'adoucissement des lois, la renaissance des mœurs, et un esprit tout nouveau de confiance et d'effusion dans la famille ? Serait-ce à ce

1 Les philosophes païens sont inépuisables en formules d'admiration sur le suicide, Senèque surtout. Leur extravagance allait à cet égard jusqu'à s'en faire pour l'homme un titre de supériorité sur Dieu qui ne peut pas mourir. Voilà où en était la philosophie, et faut-il dire que Montesquieu paraissait la regretter? (Grandeur et décadence des Romains, ch XVIII, N. 2. Citée par M. de Champagny.)

2 Ep. 1x et Ep. XCI.

3 Lettre du 28 février 1763.

Les Antonins, t. 1o, p. 377.

dégoût de la vie qui atteignait les âmes les plus hautes et multipliait parmi elles les suicides, qu'on pourrait faire honneur de cette énergie non d'accès, mais forte et soutenue, qui commençait à animer les caractères? Évidemment non. Le mot de l'énigme est ailleurs, et, bon gré mal gré, il se révèle à chaque page. — « Ce siècle n'était pas chrétien, dit M. de Champagny, mais il avait le christianisme au milieu de lui.... le christianisme est au fond de tous les progrès.... C'est le flambeau que nous ne voyons pas, mais dont nous voyons la lumière 5. »

EUGÈNE DE LA GOURNERIE.

1 Les Antonins, t. 1, pp. 8, 16, el t. 11, p. 45.

LES DEUX COUSINS.

NOUVELLE BRETONNE.

PREMIÈRE PARTIE.

I.

On remarque, non loin de la route solitaire et montueuse qui, venant de Carhaix à travers les montagnes d'Arhès, aboutit enfin à la fameuse ville de Landerneau, on remarque les tourelles ruinées d'un vieux manoir, tout auprès de la Martyre, dans la paroisse de Ploudiry. Mais, n'allez pas le croire, notre histoire ne sera pas trop mélancolique malgré ce triste entourage, malgré ce sombre théâtre où un bon duc ou roi de Bretagne, l'infortuné Salomon, fut traîtreusement meurtri et mis à mort. Depuis ce temps funeste, l'aspect de ces lieux a bien changé : les prés ont verdi, les champs portent moisson, et le village d'Ar-Merzer, devenu la Martyre, voit chaque année sur son placis élevé et pittoresque se dérouler, se tenir l'une des plus belles foires du pays foire et pardon..... Nous aimerions mieux pardon seulement, mais que voulez-vous? la Bretagne est, dit-on, en progrès, les Bretons produisent assurément de beaux chevaux, et il est assez naturel qu'ils essaient de les vendre chez eux. Et puis l'on voit à la Martyre tous les marchands de fil de Landivisiau, avec leurs costes de marquis de

l'ancien, du très-ancien temps; on y voit tous les gros fabricants de toiles du pays.... Mais on Y voit tant de belles choses que nous vous engageons à vous rendre à ce fameux pardon; ce qui nous exemptera, pour aujourd'hui, d'une plus longue description ou digression parfaitement inutile à notre sujet.

C'est donc au manoir de Merzer que nous allons vous conduire, un beau soir du joli mois de mai de l'an 1837, à l'heure heureuse où les campagnards, riches et pauvres, plus pauvres que riches, attendent le souper de famille; à cette heure délicieuse où (si je savais bien dire), je dirais que l'on respire, à pleine poitrine, le bonheur des champs; d'autres ajouteraient même à cela la suave senteur des violettes, le parfum embaumé des prés fleuris, la brise parfumée des montagnes ou des vallées, n'importe, etc., etc.

Donc c'était un beau soir, dans le verger, ou dans le jardin du manoir, aux allées ombreuses, une petite fille, légère et courtvêtue, poursuivait les papillons du soir en riant aux éclats; un vieux bonhomme de jardinier bêchait de tout son cœur les platesbandes, ne s'arrêtant que pour cracher dans ses mains, ou pour écouter une dame entre deux âges, mais qui pouvait avoir été belle (comme on dit), laquelle gourmandait bonnassement le pauvre diable, par manière de conseil; une vieille servante, se traînant sur ses deux genoux, sarclait les carrés aux légumes, tandis qu'un monsieur dans les environs de la cinquantaine, nu-tête et vêtu d'une vieille houppelande usée et d'une couleur impossible, se promenait de long en large, les mains derrière le dos, un journal sous le bras; j'allais dire un bon journal, à en juger par l'air simple, ouvert et honnête du promeneur; mais je vois que je ne me suis pas trompé ; le journal vient de tomber sur l'allée et j'ai tout le temps de lire la moitié de son titre Villes et Campagnes. Quel air de bonheur paisible dans cette retraite ! Que de calme dans ces lieux ignorés ! Quels éclats de rire! Quelles causeries! Car on jase en travaillant. Quelle quiétude! Je gage que ce bon sieur Thomas de Kerestin ne songe guère à la bourse ni aux élections, ni aux séances de l'Académie ou de la Chambre des

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