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CE QUE COUTAIT

UN VOYAGE EN BRETAGNE

AU XVIE SIÈCLE.

Dans la première moitié du XVIe siècle, M. de la Rivière, seigneur de Saint-Quihouaye, en Plaintel, eut quelques différends avec le commandeur de la Guerche, du bénéfice duquel dépendait l'hôpital de Gouët, situé sous le fief de Saint-Quihouaye. L'affaire se termina par une transaction, en vertu de laquelle le commandeur céda à M. de la Rivière l'hôpital de Gouët et quelques autres biens dépendant de la commanderie. J'ai vu, dans les archives de la maison de la Rivière, le dossier de ce procès : mais comme il ne m'offrait qu'un médiocre intérêt, je n'en ai même pas relevé la date exacte, qui importe du reste fort peu. Je n'en veux point dire autre chose, sinon qu'il fut l'occasion du voyage, dont j'ai retrouvé la nole qui m'a semblé fort curieuse et qui va passer sous les yeux du

lecteur.

Acheter le bien d'une corporation religieuse, était alors pour un particulier une opération à peu près aussi difficile que le serait aujourd'hui pour une congrégation religieuse l'acquisition d'un immeuble appartenant à un particulier. Pour aplanir ces difficultés, M. de la Rivière envoya à Rennes, puis à Chantocé un homme de confiance dont la qualité ne m'est pas absolument connue ; mais qui

pourrait être quelque chose comme le sénéchal ou le procureur fiscal de Saint-Quihouaye, qui pour lors était Charles Budes (1574 et années suivantes); à moins que ce ne fût un certain Thomas de la Rivière, bâtard de cette maison déjà fort importante, et qui remplissait à cette époque l'office encore considéré de sergent de la juridiction.

Quoi qu'il en soit, notre homme partit de Plaintel un samedi, 4 septembre; il était monté sur un traquenard, c'est-à-dire sur un cheval ambleur, et était accompagné d'un valet du nom d'Yvonet, monté sur un petit bidet. Je ne sais où ils dînèrent, car je ne vois rien figurer pour ce repas sur le papier que je déchiffre, et qui est intitulé « Mémoire des mises et despans que j'ay fait estant à la suitte de l'acquet du seigneur de Saint-Quiouay de l'hospital de Gouët, la Lande et du Raspas.» Notre compte débute par le souper :

Et premier. Le samadi e de septembre à la souppée à Jugon, XVI sols. » La journée avait été longue et l'on n'avait pas eu la sage précaution de bien vérifier la ferrure avant le départ, de sorte qu'il fallut relever un fer en route, ce qui coûta six deniers.

« Le v pour la disnée à Esvran x sols, et pour le second respas des chevaulx pour laisser passer la grande challeur et pour rafraischir IIII sols VI deniers.

Le 5, au soir, on était à Rennes; ainsi on avait fait la route en deux jours, et par Dinan, ce qui donne à penser que la route par Broons, beaucoup plus courte, était impraticable au XVIe siècle.

Le 6, notre homme dont le voyage avait creusé l'estomac n'eut rien de plus pressé que de déjeûner, et comme il aimait la compagnie, ce que la suite du compte démontre amplement, il invita à ce déjeûner un nommé Beaurepère, duquel je ne sais rien; cela lui couta 4 sols 6 deniers.

La table ne lui faisait point oublier sa besogne. Il vit Monsieur de la Barbais, avocat, et maître Pierre Huart, procureur; chacune de ces visites allégea sa bourse de douze sols. Suivant les conseils de l'avocat et du procureur, il se fit bailler, moyennant six sols, par le clerc de monsieur le sénéchal, certains extraits dont on avait besoin,

UN VOYAGE EN BRETAGNE

et il paya douze sols au greffier Robinault pour d'autres expéditions dûment certifiées.

Il lui en coûta trois sols pour coppier en belle escripture la décla▪ ration du sieur de Saint-Quiouay et des frères de l'ospital de Gouet, quelles coppies demourèrent à mondit sieur le seneschal. J'aurais volontiers donné une somme égale, pour que le mandataire du sieur de Saint-Quihouaye eût fait aussi copier en belle écriture le présent compte, griffonné par lui en hieroglyphes, capables de lasser la patience et la passion des archéologues les plus obstinés.

Ce fut sans aucun doute pour dresser ce compte que fut achetée une main de papier, pour 18 deniers, beau et solide papier assurément, sur lequel ont impunément passé plus de trois siècles, et dont la marque de fabrique est une main gantée, un cœur sur le dos de la main, des manchettes au poignet, et une rose à cinq lobes au-dessus des doigts tendus.

L'article suivant porte : Pour fourbir l'espée de Monsieur et lui faire la poincte. III sols. Et ensuite: « Pour ung fer à mon traquenart et deux au bidet et deux relevés

VII sols VIII deniers.

Le 6, à déjeûner, on vit arriver le greffier Robinault invité de la veille; c'était, paraît-il, un plus médiocre convive que Beaurepère, car sa note ne s'éleva qu'à quatre sols.

On s'occupa ensuite et pendant les deux jours qui suivirent d'actes de procédure, dont le détail serait fastidieux et que je néglige, pour ne relever que les dépenses personnelles à l'envoyé, à Yvonet et aux chevaux.

Et d'abord Pour une paire de cousteaulx x sols et pour une paire de triquehouses à Yvonet Iv sols. Puis vient l'auberge. Pour une table que je fis chez Couldray.. Pour le desjeuner en pain et vin...

Pour mon dîner là dedans....

V sols.

I

V

Pour une collation là dedans, de pain, vin, cernaulx et poires.

Pour un disner chez ledit Couldray.

IV sols. V

Au logeis à Rennes pour IIII journées de deux chevaulx avec un sourcrest (un surcroît) par jour pour mon traquenart.. LII sols.

Pour quatre journées de mon vallet audit logeis..... xxxii sols. Et pour cinq tables pour moy audit logeis. ...

XXV ...

Avant de quitter ce logis, notre voyageur, dont l'anonyme me force à une foule de périphrases de plus en plus gênantes, voulut laisser un témoignage de sa munificence : il ajouta à sa note « pour les espingles de la chambrière et le vin du vallet... un sol!! »

Le 9 septembre la caravane couchait aux Trois-Maries et dépensait 20 sols. Le 10, elle dînait à Soulvache moyennant 10 sols. Le même jour elle fut hébergée à Espinay, sans qu'il en coûtât rien. Le dîner du lendemain, à la Rouxière, revint à 10 sols 6 deniers, et l'on paya un sol pour passer l'eau à Saint-Florent.

C'était le but le plus éloigné du voyage, car la petite troupe repassa la Loire et revint sur ses pas. « Nota que jenvoyé de Saint-Florent Yvonet et més chevaulx à Saint-Germain pour Messire Pierres Blanchereau et m'en allé trouver Monseigneur d'Avaulgour à Chatossée. » Saint-Germain était une terre appartenant à M. de la Rivière. Cette famille de la Rivière, originaire du Haut-Corlay, s'était, à l'époque la plus reculée où remontent ses archives, partagée en deux branches, l'une qui resta dans les évêchés de SaintBrieuc, de Quimper et de Tréguier et eut par alliance la terre de Saint-Quihouaye, l'autre qui s'habitua au pays nantais et y prospéra grandement. C'est cette branche nantaise qui donna un chambellan du duc Jean V. La terre de Saint-Germain en Anjou qui était estimée valoir de revenu 450 livres tournois, à la fin du XVIe siècle 1, était

1 Je puise ce dernier renseignement dans un titre à propos duquel je ferai une digression. M. de la Borderie et, après lui, M. Léopold Delisle, réfutant le préjugé populaire de l'ignorance universelle de la noblesse au moyen âge, déclarent que dans les innombrables titres qui leur ont passé par les mains ils n'ont jamais trouvé la formule fameuse: lequel a déclaré ne savoir signer, etc. Il était réservé aux temps modernes de montrer un gentilhomme, un des grands seigneurs et des grands propriétaires de la Bretagne, forcé de confesser publiquement cette ignorance. L'état et grand des biens de la succession de René de la Rivière, dressé le 6 mai 1602 par autre René de la Rivière fils aîné pour être soumis à ses cadets François et Guillaume, porte la mention suivante: «< Ledit estat a été signé desdits François et Guillaume de la Rivière et de maistre Claude Doudart sieur du Prat, présent à requête dudit René, qui ne sçait signer, comme il a déclaré à Malestroit où a été fait accord entre eux touchant le fait dudit partage. » Je dois ajouter que non-sculement René ne motive pas son ignorance sur sa qualité de gentilhomme: mais que mon exception confirme la règle de MM. de la Borderie et Delisle, puisque Guillaume et François ont signé de la main la plus habituée et la plus hardie.

venue aux la Rivière du mariage de Guillaume, sieur de SaintQuihouaye, avec Anne de Beneux, dame de Saint-Germain.

Monseigneur d'Avaugour renvoya immédiatement notre homme à Rennes avec deux serviteurs de sa maison, dont les noms ou les qualités sont absolument indéchiffrables. Le voyage se fit aux frais du baron; mais l'homme de Saint-Quihouaye ayant besoin de prolonger son séjour à Rennes, les deux autres le quittèrent le 16 septembre au matin, en lui laissant « ung cheval sur sa bourse. »

Suit un détail qui prouve que notre inconnu se piquait de savoir vivre et ne négligeait point sa toilette. « Pour ce, dit-il, que je ne penczois retourner à Rennes si tost, je n'avois avecques moy ny solliers, ni escarpins et m'en fallut acheter, pour quoy pour une paire d'escarpins et une paire de mulles xx sols. » On verra plus tard, ou que lesdites mules ne valaient rien ou que leur propriétaire avait terriblement à marcher, car il fallut les réparer à plusieurs reprises.

Le 17, notre voyageur, qui aimait ses aises, changea d'hôtel et s'alla loger chez une veuve Apuril, de sa personne seulement, car il avait mis son cheval « au logeis de monseigneur de la Rivière, » c'est-à-dire à l'auberge hantée par M. de la Rivière, quand il venait à Rennes.

La procédure recommence. Il en est un trait que je ne puis passer. On avait fait citer des témoins pour attester que le prix de la vente consentie par le commandeur était sérieux. L'article 283 de notre Code de procédure n'avait point encore mis en état de suspicion légitime la reconnaissance de l'estomac, de sorte que, suivant l'usage de ce temps là qui n'admettait pas qu'on pût mieux traiter une affaire que les pieds sous la table, le représentant du sieur de Saint-Quihouaye invita ses témoins à déjeûner; nous en avons le menu : Le xx, je donné à desjeuner aulx tesmoings par les quelx je fis l'avalluation, et me cousta en pain, vin, œuffs bouillis et ung plat de sardines, xvi sols. C'était, on le voit, une assez maigre chère et de tout point une chère maigre, bien que le 20 septembre, cette année-là, tombât un lundi : mais c'était la vigile de saint Mathieu, apôtre, jour d'abstinence alors. Au surplus si les repas lais

en

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