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LE COMTE ALFRED DE

VIGNY.

Un des hommes qui ont le plus honoré les lettres au XIXe siècle, le comte Alfred de Vigny, est mort le 17 septembre 1863.

Né à Loches en Touraine, le 27 mars 1799, il avait publié successivement, de 1823 à 1835, un volume de Poëmes antiques et modernes, Cinq-Mars, Stello, Servitude et Grandeur militaires, Othello et le Marchand de Venise, traduits de Shakspeare, une comédie : Quitte pour la peur, et deux drames : La Maréchale d'Ancre et Chatterton. Malgré l'immense succès de cette dernière pièce (10 février 1835) M. de Vigny, âgé de trente-cinq ans à peine, se condamna à une retraite prématurée, d'où il n'est sorti qu'à de très-rares intervalles en 1840 et en 1844, pour publier, dans la Revue des Deux-Mondes, un article sur la Propriété littéraire, et quelques pièces de vers; en 1846, pour prononcer son discours de réception à l'Académie Française.

Qu'il nous soit permis de relever à cette occasion une légère distraction de tous les journaux de la capitale, et de la signaler à l'attention du très-spirituel auteur des Bévues parisiennes, M Gaston de Flotte. Tous les journaux de Paris (je dis tous, sans excepter même le plus malin et le plus littéraire, le Figaro) ont annoncé que M. Alfred de Vigny avait rompu, en 1856, le silence rigoureux ́qu'il s'était imposé, et qu'il avait donné au public: les Consultations du Docteur Noir. Nos excellents confrères de la presse parisienne

paraissent ignorer que les Consultations du Docteur Noir ne sont pas autre chose que Stello, publié en 1832 et réédité, pour la huitième fois, en 1856. Ils ont pris une réédition pour une publication nouvelle, à peu près comme ce journaliste dont parle La Fontaine et qui prenait le Pirée pour un nom d'homme.

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Quoi qu'il en soit, c'est chose remarquable, à notre époque de bruit et de charlatanisme, alors que nos auteurs, petits et grands, depuis Victor Hugo jusqu'à M. Ponson du Terrail, — ajoutent chaque année deux ou trois volumes à leurs œuvres complètes, de voir un écrivain, poète éminent et prosateur distingué, dont le succès avait accueilli toutes les productions, résister à toutes les amorces de la fortune et de la renommée, demander au calme de la vie privée le secret du bonheur, et prendre pour règle de sa vie littéraire ces vers de l'un de ses poèmes :

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,

Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse.

Alfred de Vigny est resté fidèle à cette devise jusqu'à son dernier jour, et, si je puis le dire, au-delà même de la tombe. Au moment de mourir, après s'être préparé, en vrai gentilhomme chrétien, à paraître devant Dieu, il a demandé qu'aucun discours ne fût prononcé sur son cercueil : quelques larmes silencieuses, des prières muettes, lui ont paru préférables à ces bruyantes harangues où les mots de gloire, de lauriers, de succès, sonnent si creux, au bord d'une fosse ouverte.

On le voit, M. de Vigny ne ressemblait guère à la plupart de ses confrères de la Société des gens de lettres et de l'Académie Française. Il s'en distingue en un autre point: son nom ira à la postérité.

Poète, il a, dans Moïse, Eloa, le Déluge, etc., devancé en France tous les essais dans lesquels une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique. Il a contribué avec Lamartine et Victor Hugo, bien au-dessous d'eux, assurément, mais le premier après eux, à relever la poésie française de l'abaissement où elle était tombée sous l'Empire. La Restauration a été marquée en France par le retour de la liberté politique et par

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une véritable renaissance de la poésie. A cette renaissance le nom d'Alfred de Vigny demeurera attaché à jamais, alors même que ses œuvres poétiques, dont l'éclat a déjà un peu pâli, devraient s'effacer tout à fait dans le rayonnement des œuvres immortelles de Lamartine et de Hugo.

Auteur dramatique, il a eu le courage et le mérite, par sa belle traduction d'Othello, de faire succéder, sur la scène française, au pseudo-Shakspeare de Ducis le vrai Shakspeare, avec ses hardiesses, parfois regrettables, avec son génie, toujours prodigieux. Il a eu aussi l'honneur, dans Chatterton, de donner au théâtre contemporain un modèle qui depuis n'a pas été surpassé, ni peut-être même égalé.

Romancier, il a déployé, dans Cinq-Mars et dans Stello, des qualités d'un ordre supérieur. Dans ces deux œuvres, l'intérêt est puissant, les idées généreuses et élevées, le style élégant et ferme. Et cependant, je dois le dire, la première manque d'originalité et n'est qu'un pastiche, merveilleusement réussi, des romans historiques de Walter-Scott. La seconde, encore bien qu'elle soit pleine de délicatesse et de charme, a quelque chose d'artificiel et de maladif; ce n'est pas une de ces œuvres saines et vigoureuses qui sont destinées à braver le temps et à ne point périr.

Si Alfred de Vigny n'avait composé que les ouvrages dont je viens d'esquisser rapidement la physionomie, ou, pour parler plus exactement, de rappeler les titres, il conviendrait peut-être de le ranger dans ce groupe choisi d'écrivains éminents dont la postérité conserve pieusement le nom, mais qui n'ont point laissé une de ces œuvres que l'on relit sans cesse, et que les générations, en se succédant, se transmettent de main en main.

Heureusement pour sa gloire, le chantre d'Eloa, le traducteur d'Othello, l'auteur de Cinq-Mars a publié, sous le titre de Servitude et Grandeur militaires, trois récits admirables, véritables chefs-d'œuvre, dont chacun suffirait à immortaliser un écrivain et dont la réunion forme assurément l'un des plus beaux livres de notre siècle.

Laurette, la Veillée de Vincennes, le Capitaine Renaud, tels sont

les titres de ces trois épisodes, détachés des souvenirs de l'auteur, soldat lui-même comme ses héros, entré, en 1814, dans une des compagnies rouges de la maison du roi, pour passer, lors de la suppression de ces compagnies en 1816, dans la garde royale à pied, puis dans l'infanterie de ligne. Il donna sa démission en 1828. L'armée française a donc fourni à la littérature du XIXe siècle un véritable poète : c'est une compensation, il faut le reconnaître, pour tous les traducteurs d'Horace en vers, qui sortent chaque année des rangs de notre infanterie, de notre cavalerie, voire même de notre artillerie.

Passionné pour le métier des armes, professant pour l'Honneur un véritable culte, demeuré fidèle au souvenir de ses compagnons de la garde royale, Alfred de Vigny leur a dédié le beau livre qui nous occupe, en des termes si honorables pour eux et pour luimême, que nous considérons comme un devoir aujourd'hui, au lendemain de sa mort, de les reproduire ici : « Si le mois de juillet » 1830 eut ses héros, il eut en vous ses martyrs, ô mes braves > compagnons! Vous voilà tous à présent (ces lignes étaient écrites » au mois d'août 1835) séparés et dispersés. Beaucoup parmi vous » se sont retirés, en silence, après l'orage, sous le toit de leur fa> mille; quelque pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont préféré à l'ombre » d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu chercher leurs » fleurs de lys dans les bruyères de la Vendée, et les ont encore » une fois arrosées de leur sang; d'autres sont allés mourir pour » des rois étrangers; d'autres, encore saignants des blessures des trois jours, n'ont point résisté aux tentations de l'épée. Ils l'ont » reprise pour la France et lui ont encore conquis des citadelles. » Partout même habitude de se donner corps et âme, même be» soin de se dévouer, même désir de porter et d'exercer quelque » part l'art de bien souffrir et de bien mourir ».

1

En présence de la mort si chrétienne d'Alfred de Vigny, devant cette fosse à peine refermée, nous nous reprocherions de trop insister sur le mérite littéraire de l'œuvre que nous signalons ici

Servitude et Grandeur militaires, p. 230,

d'une manière toute particulière, à l'attention de nos lecteurs. Nous préférons en faire ressortir surtout le côté moral et singulièrement élevé.

Ayant à personnifier la grandeur militaire, l'auteur a choisi, non l'empereur Napoléon ou l'un de ses maréchaux, mais un soldat obscur, un capitaine inconnu, dont le nom n'a jamais retenti sur aucun bulletin, le capitaine Renaud.

La grandeur guerrière ou la beauté de la vie des armes, écrit » M. de Vigny, p. 229, me semble être de deux sortes : il y a celle >> du commandement et celle de l'obéissance. L'une, tout exté> rieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse, sera de » jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la civili»sation deviendra plus pacifique; l'autre, tout intérieure, passive, » obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus » honorée, car, aujourd'hui que dépérit l'esprit des conquêtes, » tout ce qu'un caractère élevé peut apporter de grand dans le » métier des armes me paraît être moins encore dans la gloire de > combattre, que dans l'honneur de souffrir en silence et d'accom>> plir avec constance des devoirs souvent odieux. » « Dès ce » jour, fait-il dire ailleurs à son héros, le capitaine Renaud, » je commençai à m'estimer intérieurement, à avoir confiance en > moi, à sentir mon caractère s'épurer, se former, se compléter, » s'affermir. Dès ce jour, je vis clairement que les événements ne » sont rien, que l'homme intérieur est tout, je me plaçai bien au> dessus de mes juges. Enfin je sentis ma conscience, je résolus » de m'appuyer uniquement sur elle, de considérer les jugements » publics, les récompenses éclatantes, les fortunes rapides, les » réputations de bulletins, comme de ridicules forfanteries et un » jeu de hasard qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât1 ».

Nous renvoyons le lecteur à tout cet épisode du capitaine Renaud, à ces 200 pages, si éloquentes dans leur sobriété, qui leur en apprendront plus sur le premier empire que bien des gros volumes, eussent-ils pour auteurs les sous-officiers en demi-solde qui ont

1 Loc. cit., p. 346.

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