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plique cette fleur de philosophie au milieu du marécage des Césars; cette série de princes honnêtes gens, si bien appréciés par leur siècle, après une telle série de princes scélérats si patiemment supportés par le leur; et surtout, on demande au christianisme comment il explique ces princes ennemis de la foi et pourtant si vertueux, ces peuples idolâtres et si heureux pourtant, ce monde si perverti et pourtant si paisible1.

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On voit combien les questions sont vives. Le paganisme avait lutté jusqu'alors par le sang quelquefois, et toujours par la corruption, car la corruption est une force dans notre pauvre monde; mais aujourd'hui il lutte par l'honnêteté, par les plus belles maximes de la philosophie et, chose étrange, par le sang encore, par le sang plus que jamais, car c'est de Marc-Aurèle que datent les persécutions générales. D'où vient cette anomalie? Que le christianisme ait triomphe de l'honnêteté païenne et de la philosophie païenne comme il avait triomphé de la décrépitude mythologique, cela nous étonne en vérité fort peu; que la philosophie même se soit montrée plus entêtée que le vice, rien de plus simple, car rien de plus dominant que l'orgueil; mais que cette philosophie chaque jour plus haute, plus pénétrée des devoirs de l'homme et du sentiment de la fraternité, ait été aussi sanguinaire à l'égard des chrétiens, non pas seulement en un lieu, mais partout, que Néron le fut une fois à Rome, voilà ce qui étonne et ce qui prouve aussi tout ce qu'il y a d'intolérance jalouse et haineuse au fond de la sagesse humaine. C'est, au reste, l'histoire de tous les temps. Rousseau introduit le sentimentalisme dans la philosophie, Voltaire se fait l'apôtre de la tolérance, et où nous conduisent-ils tous les deux? A Danton et à Robespierre!

Le siècle des Antonins n'en demeure pas moins marqué par un étonnant progrès dans la science philosophique et dans les mœurs sociales. M. de Champagny avait déjà signalé ce progrès dans les œuvres de Sénèque; il avait présenté un curieux tableau des concordances, si l'on peut dire, qui se font remarquer entre un grand

1 Les Antonins, t. I, p. 2.

nombre de maximes du philosophe et divers textes de l'Écriture, spécialement des épîtres de saint Paul. Où donc Sénèque avait-il trouvé ces idées si nouvelles sur Dieu, sur l'homme, ces sentiments de charité si étrangers au paganisme? Était-ce à la cour de Néron, ou était-ce dans le vain effort d'un esprit qui ne savait même pas s'il devait croire à l'immortalité de l'âme? Eh bien! ce que M. de Champagny a signalé dans Sénèque, il nous le signale aujourd'hui partout, dans Plutarque, malgré ses tendances toutes païennes; dans Pline le jeune, malgré son bel esprit; dans Juvénal, malgré le cynisme dont il assaisonne ses affreuses vérités.

Est-ce bien, en effet, un païen qui parle, lorsque Plutarque dit : «Dieu EST; il est en dehors de toute condition, dans une incommutable, invariable, immobile éternité. Rien n'est avant lui, rien après lui, rien n'est plus ancien, rien n'est plus nouveau; par un seul MAINTENANT, il remplit le TOUJOURS. Il est le seul être véritablement être, sans passé, sans futur, sans commencement, sans fin son nom c'est EI (tu es)... ou bien IEIOS (un et seul). qui approche singulièrement, remarque M. de Champagny, et par le sens et par le son, du mot hébraïque IEHOVA. Et c'était un prêtre d'Apollon qui s'exprimait ainsi! c'était un des sectateurs les plus prononcés du polythéisme qui en venait à reproduire à peu près textuellement la parole même du vrai Dieu : Je suis celui qui suis!

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Ce

Dans l'antiquité, la morale, en ce qu'elle avait d'un peu sérieux, nous dit M. de Champagny, reposait tout entière sur le patriotisme. Aux yeux de Cicéron la patrie passait avant tout; mais voilà qu'aujourd'hui on voit quelque chose de plus cher que la patrie, le devoir: Pline exprime cette pensée en deux mots d'une singulière énergie : Patria, et si quid cariùs patria, fides.

Enfin l'amour de Dieu à l'égard des hommes était une idée pour le moins très-vague dans le paganisme; il a fallu le mystère de la Rédemption pour nous en révéler toute l'étendue, et cependant, à l'heure même où l'on jetait les chrétiens aux bêtes, Juvénal écrivait ce vers qu'il avait peut-être appris d'eux : Carior est illis (diis) homo quàm sibi. «Les dieux aiment plus l'homme que l'homme ne s'aime lui-même. »

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Le même Juvénal avait sur la vengeance des paroles qui contrastent singulièrement avec celles de Cicéron. Loin d'être pour lui la joie des grandes âmes, la vengeance n'est que la volupté des coeurs faibles et des esprits étroits.

Minuti

Semper et infirmi est animi exiguique voluptas

Ultio....

Même progrès et, l'on pourrait parfois dire, même transformation dans les mœurs. L'esclavage s'adoucit, l'esprit de famille se développe, non point seulement parmi les chrétiens, ce qui est tout simple, mais parmi les adorateurs des idoles.

Pour savoir ce qu'était l'esclavage antique, il faut lire surtout le chapitre premier du troisième livre des Césars. Personne, mieux que M. de Champagny, n'a sondé cette plaie du monde païen; personne ne l'a mieux suivie dans toutes ses infiltrations qui enserraient la société comme une gangrène. Juvénal nous représente, dans sa VIe satire, une matrone faisant mettre en croix son esclave. « L'a-t-il mérité ? lui crie-t-on ; où est le dénonciateur ? où sont les témoins; arrête ! aucun délai n'est de trop lorsqu'il s'agit de la mort d'un homme. Un esclave est donc un homme ! répond froidement la Romaine. Qu'il n'ait rien fait, soit; mais il périra; je le veux, je l'ordonne; ma volonté, voilà ma raison ! »

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Et Tacite! avec quel flegme ne raconte-t-il pas la mort des quatre cents esclaves de Pedanius Secundus, condamnés, l'an 62 de Jésus-Christ, en expiation du meurtre de leur maître, et exécutés malgré l'innocence certaine de la plupart d'entre eux, plurimorum indubiam innocentiam !

Voilà où en étaient la philosophie et la dignité humaine ! La philosophie refusait de voir un homme dans l'esclave; la loi faisait mieux encore, elle le déclarait une chose. Au lieu de favoriser les affranchissements, les jurisconsultes s'en montraient jaloux et leur suscitaient mille obstacles. Mais avec les Antonins, tout change. Les affranchissements sont protégés ; la vie de l'esclave cesse d'être livrée au caprice du maître; nous entendons même Plutarque

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blåmer la dureté de Caton, qui recommandait de vendre les vieux esclaves, les vieux bœufs et la vieille ferraille. « Pour moi, dit-il, jamais je ne me déferai d'un boeuf qui a vieilli sur mes terres, encore moins du serviteur qui a vieilli dans ma maison. » « Le législateur, ajoute M. de Champagny, aidait l'esclave à devenir libre; le prince aidait l'affranchi à devenir citoyen romain 1. » Ainsi voilà cette chose des vieilles lois, cet être inférieur à l'homme des philosophes qui acquiert aujourd'hui, sans surprise pour personne, le titre si envié de citoyen romain, ce titre qui conduisait à tout, au sénat, à l'empire.

La famille, et, je le répète, il ne s'agit encore que de la famille païenne, se modifiait à son tour. Dans son antique institution, la famille n'était, à Rome, sous la main du chef, du père de famille, que le premier degré de l'esclavage. La femme s'y trouvait placée sous la puissance de son époux, non point comme sa compagne, ce qui eût impliqué une sorte d'égalité, mais comme sa fille, comme la sœur de ses propres enfants, soumise comme eux aux rigueurs du tribunal domestique *. Et quelles rigueurs! droit de vente, droit de châtiment, droit de vie et de mort. On sent ce que pouvait devenir l'affection sous un pareil régime. « Pomponia est à Arpinum avec Terranius, écrivait Cicéron à Atticus, son ami intime; mon père est mort le 8 des kalendes de décembre. Voilà à peu près ce que j'avais à te dire. Cherche-moi quelques ornements pour un gymnase 3.

« Le lien légal emportait tout, dit M. de Champagny; la puissance diminuait l'affection; mais aussi, ajoute-t-il, cette loi de la famille, rigide comme le fer, était pénétrante comme lui. » Destinée à produire et à former des citoyens, à transmettre de générations en générations l'esprit de Rome, la famille était comme un sanctuaire politique où tout ce qui altère la force des traditions et l'énergie des caractères avait défense de pénétrer. Il y avait deux morales à Rome, la morale publique et la morale de la famille.

1 Les Antonins, t. 1er, p. 424.

2 Les Césars, t. IV, p. 76.

3 Cité par M. de Champagny. Les Césars, t. IV, p. 85.

Avec l'esclave, l'affranchie, l'étrangère, il n'y avait ni adultère ni inceste; la violence elle-même était permise; mais avec l'épouse d'un citoyen tout devenait crime, et l'adultère imprimait une telle flétrissure à la femme coupable, que la loi punissait comme son complice tout homme qui eût ensuite osé l'épouser.

De là le respect qui entourait la matrone romaine; il était tel que son mari, assis en char, à ses côtés, n'était pas obligé d'en descendre pour saluer un consul'.

Mais le débordement des mœurs finit par l'emporter sur cette vertu de convention. Il ne pouvait y avoir`indéfiniment, côte à côte, des infamies légales et des vertus légales. A partir du sixième siècle de Rome, le divorce, resté longtemps dans la loi une lettre morte, s'introduit dans la famille et la dissout. « Quelle femme, écrivait Sénèque, rougit aujourd'hui d'être répudiée, depuis qu'il se trouve des matrones nobles et illustres qui comptent leurs années non par le nombre des consuls, mais par le nombre de leurs maris, qui divorcent pour se marier, se marient pour divorcer.... Quelle est la femme assez misérable, assez repoussante, pour se contenter d'une seule paire d'amants.... La chasteté n'est plus qu'une preuve de laideur, argumentum est difformitatis pudicitia. » Et Juvénal: << En cinq automnes, on compte huit maris, sic fiunt octo mariti, quinque per autumnos D

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Eh bien ! au milieu même de cette fange, M. de Champagny nous signale tout à coup un retour à l'esprit de famille, et, ce qui est très-remarquable, non point à l'ancien esprit de famille romain, cette expression austère de la domination et de la dépendance, mais à quelque chose de plus doux, de plus affectueux, de plus intime.<< Même chez nous, dit M. de Champagny, l'amour conjugal a une certaine réserve ou peut-être un respect humain qui le porte å se dissimuler. Tel homme qui se vanterait d'aimer une danseuse n'avouera pas volontiers qu'il aime sa femme! Les païens 1 Champagny, les Césars, t. IV, p. 82.

2 De Beneficiis, 1. 111, c. XVI.

3 Sat. VI, V. 229.

4 Il est impossible de nier la justesse de cette observation, quelque triste qu'elle soit. Delille lui-même, dans les vers si touchants qu'il adressait à sa femme, se croyait tenu

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