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Qu'on veuille bien me pardonner cette digression; elle n'est point hors de propos, car M. de Champagny est le contre-pied de Gibbon. A part l'érudition qui leur est commune, mais sincère chez l'un, facilement menteuse chez l'autre 1; à part le trait dans le style, trait lourd, ironie froide chez Gibbon, accent de l'âme toujours chez l'auteur des Césars; sous tous les autres rapports M. de Champagny se distingue précisément par les qualités qui manquaient le plus à l'historien de la Décadence: croyances sincères, sympathie profonde pour la vertu, émotion généreuse pour tout ce qui est noble et ce qui est faible, mépris indigné à l'égard du culte des sens et du culte de la force, science qui épuise tout sans jamais cacher rien, jugements graves et sévères sous une forme vive.

Tel est M. de Champagny, et voilà comment il s'est fait, sans intrigues, sans réclames, sans le moindre coup de cloche de M. Sainte-Beuve, une place des plus élevées dans l'estime de tous ceux qui s'occupent d'histoire. M. de Champagny n'est pas un homme de bruit, mais c'est un homme d'autorité. On ne le lit pas seulement, on le cite, et les maîtres les plus sévères le proclament un historien de premier ordre.

Je dois l'avouer, écrivait-il dans l'Avant-propos de son ouvrage

1 Je n'en donnerai qu'une preuve. Gibbon s'excuse de ne pas parler des souffrances atroces des martyrs parce qu'il ne sait s'il doit les croire; il déclare même que le traitement des chrétiens ne fut pas aussi intolérable qu'on se l'imagine, et Gelse lui-même, le paien Celse, disait aux chrétiens : - " Quand vous êtes saisis, vous éles traînés aux supplices, et, avant d'être mis à mort, vous avez à souffrir toutes sortes de tourments (Origène contre Celse.) Un autre païen, Libanius, n'était pas moins explicite: « Ceux qui suivaient une religion corrompue, disalt-il, étaient dans de continuelles appréhensions; ils craignaient que Julien n'inventât des tourments encore plus raffinés que ceux auxquels ils étaient exposés auparavant, comme d'être mutilés, brûlés vifs, etc., car les empereurs avaient exercé contre eux toutes ces cruautés (Libanii Parentalis in Juliano). » — Voilà jusqu'où allait la bonne foi de l'érudit Gibbon.

2 « J'aime assez à sonner le premier coup de cloche, comme on sait. » Causeries du Lundi, 1. xv, p. 66. — L'écrivain que M. Sainte-Beuve annonçait ainsi, à coups de cloche, est M. Schérer.

3 Expressions de dom Guéranger, Essais sur le naturalisme contemporain, P. LXV. - Voir aussi le discours de réception de M. de Montalembert à l'Académie, les œuvres de Mer. Pie, évêque de Poitiers, etc,

sur Rome et la Judée, les événements de cette époque ont une sorte de notoriété classique qui les rend présents à tous les souvenirs. Et néanmoins, quand je pense jusqu'à quel point l'histoire chrétienne et l'histoire païenne de ces premiers siècles ont, pour ainsi dire, vécu séparées jusqu'ici, il me semble que, de leur rapprochement, il n'était pas impossible de faire naître quelques aperçus et quelques lumières nouvelles. Ni pour les philosophes ni pour les chrétiens cette époque des grands avertissements de la Providence ne saurait être une étude stérile. Et aujourd'hui que mon travail est terminé, loin de croire que rien ne fût resté à faire après ceux qui m'ont précédé, je crois laisser beaucoup à faire à ceux qui viendront après moi.

» Somme toute, le champ de l'étude est infini en même temps qu'il est un. Une seule et même question se débat dans toute l'histoire humaine. Si nous craignons de l'aborder, il ne faut rien lire ni rien connaître; si nous aimons au contraire à l'étudier, nous la trouverons tout aussi présente et tout aussi vive dans les commotions des siècles passés que dans les agitations des siècles présents.

> Cette question n'est ni une question politique ni ce qu'on est convenu d'appeler une question sociale. Sans doute les grands intérêts et les grandes luttes de la liberté et du pouvoir, de la démocratie et de l'aristocratie, de l'indépendance et de la règle, de la conservation et du progrès, se retrouvent aux diverses époques de l'histoire, avec une similitude souvent frappante. Gardons-nous cependant de ne prendre la science historique que comme l'auxiliaire et la servante des intérêts politiques de notre siècle! Que le présent et le passé s'éclairent mutuellement, je ne demande pås mieux, mais tâchons, s'il se peut, qu'ils s'éclairent par un rapprochement net, sincère, explicite. C'est un point de vue dangereux, propre à fausser la pensée que celui qui mettrait l'histoire en avant lorsque c'est la politique qui nous occupe, et, derrière les événements du passé, sous-entendrait toujours les passions du présent.

» Mais ces intérêts ne sont encore que les intérêts secondaires de l'humanité, et la question qui remplit toute l'histoire doit être

aussi la question qui remplit toute la vie de l'homme, celle qui contient son présent et son avenir, sa vie terrestre et sa vie audelà de la terre. L'homme est-il souverain ou subordonné? Y a-t-il une loi pour lui ou n'y en a-t-il pas ? S'est-il fait lui-même ou a-t-il été fait par un autre? et que doit-il à celui qui l'a fait? C'est, sous une forme plus ou moins accusée, le débat de notre temps et de tous les temps. Et je crois avoir ici traité une des époques où cette souveraineté d'en haut, cette subordination de l'homme, a été le plus marquée, où le monde a été le plus visiblement gouverné, où la Providence a le plus visiblement accompli les desseins qu'elle avait non-seulement résolus mais annoncés'. »

Voilà bien l'histoire telle que l'entendait Bossuet : — « Dieu tient, du plus haut des cieux, les rênes de tous les royaumes. Il a tous les cœurs en sa main; tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride.... Veut-il faire des conquérants? il fait marcher l'épouvante devant eux, etc. 2»- Mais cette appréciation supérieure des choses, cette vue d'en haut qui était toute naturelle aux époques où l'on regardait en haut, devient une nouveauté et presque une hardiesse en un siècle où l'on regarde surtout en bas. Dans l'histoire comme dans la science, qui ne le sait? on ne cherche aujourd'hui que l'homme, on ne veut voir que l'homme, et des esprits prétendus philosophiques vous raconteront la transformation du monde à la voix de douze bateliers du Jourdain, sans plus de surprise que s'ils se sentaient capables d'en faire autant. Ils comprendront très-bien qu'on explique une horloge par un horloger, suivant une comparaison très-juste de Voltaire, mais ils ne comprennent point qu'on explique soit l'homme, soit les événements. humains, par la Providence. Voilà où nous en sommes !

M. de Champagny rend donc un immense service à l'histoire en lui donnant de nouveau pour base les deux points sur lesquels, suivant l'expression de Bossuet, roulent les choses humaines, la religion et l'empire; ici-bas l'homme; plus haut Dieu.

Et qu'on ne s'imagine pas qu'il y ait rien d'incertain et de mys

1 Rome et la Judée, pp. 111-V.

2 Discours sur l'histoire universelle, ch. VII, in fine.

tique dans cette façon d'envisager les révolutions de ce monde. Je ne sache pas, au contraire, d'histoire plus réelle, plus positive, pour employer un mot de ce temps, que l'histoire écrite par M. de Champagny. Quand on a un système à soi, de son invention, comme la plupart des historiens, on tient avant tout à justifier son système, et de là ces complaisances d'érudition qui font plus qu'étonner dans le livre de Gibbon et dans bien d'autres. Mais, loin d'avoir un système qui lui soit propre, M. de Champagny ne fait que suivre, dans ses développements, cette loi générale de l'humanité que tout le monde sent, que tout le monde voit et que Fénelon résumait si bien en deux mots: L'homme s'agite et Dieu le mène. Son système se réduit donc à l'étude sérieuse, complète des faits, d'où ressort si naturellement et si évidemment cette double action humaine et divine.

Aussi, je le répète, on n'a rien écrit, de notre temps, qui certainement dépasse et qui peut-être égale, en science, en observation et en sûreté d'analyse, ces consciencieuses et fortes études. J'oserais presque dire d'elles que ce sont autant de photographies du monde antique, tant il s'y peint fidèlement lui-même par tous les vestiges qu'il nous a laissés de sa pensée.

Malheureusement ces vestiges sont bien rares pour le siècle qui commence avec Vespasien et finit avec Marc-Aurèle. Le peu qui nous reste de Tacite ne va pas au-delà de la révolte de Civilis; Suéone s'arrête à Hadrien, et, après eux, nous n'avons plus que quelques abréviateurs d'historiens perdus. C'est donc dans les inscriptions, dans les bas-reliefs, dans la philosophie, dans la poésie et dans la législation du temps, qu'il faut chercher l'esprit et souvent même les événements de cette époque. Mais c'est précisément dans cette étude multiple, qui exige à la fois étendue de science et sûreté de jugement, qu'excelle M. de Champagny. S'il n'eût fait que raconter, quel que soit son talent, il nous eût appris peu de chose. Ce qui rend la lecture de ses œuvres si instructive à la fois et si attachante, c'est qu'après avoir reproduit des faits le plus souvent connus, il les éclaire, il les pénètre de cette lumière qui jaillit, pour le véritable érudit, de partout, d'une pierre gravée, d'une

strophe, d'un mot, et que, tout en nous disant le passé, il nous le

montre.

Aussi quelque peu nombreux que soient les documents historiques du siècle des Antonins, les trois nouveaux volumes n'offrentils ni superfétation ni longueur. C'est toujours cette forte plénitude des volumes qui ont précédé, et si, avec les grands historiens dont le secours manque désormais, le drame et le pittoresque manquent également, ainsi que nous en prévient M. de Champagny, l'intérêt du moins, à coup sûr, ne fait jamais défaut. L'époque des Antonins offre même un tel contraste avec celle des premiers Césars, par la paix, par l'ordre, par la philosophie, qu'on se laisse aller au charme de cette honnêteté et de cette grandeur succédant tout-à-coup aux orgies de fous sanguinaires.

J'avais peint, ou peu s'en faut, dit l'auteur, l'empire romain comme un malade à l'agonie. - Et cependant, si je regarde le siècle qui a suivi, le malade n'est point mort, et même il a quelque vie et même un peu de dignité. Voilà que de cette corruption a surgi une série de souverains vertueux, destinés à faire verser des larmes d'attendrissement aux sensibles académiciens du XVIIIe siècle, une ère de paix, un âge d'or, une dynastie de sages: Vespasien, Titus, Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle ! — A-t-on exagéré leur sagesse ? Je ne le recherche pas en ce moment. Toujours est-il que l'antiquité païenne les a déifiés, que le moyen âge chrétien leur eût ouvert volontiers les portes du paradis; que les écrivains du XVIIe siècle ont vénéré, avec cette candeur et cette simplicité croyante qui était en eux, la renommée traditionnelle de ces empereurs païens; qu'au XVIIIe siècle, on a renchéri sur leurs louanges, que Voltaire les a célébrés, que Thomas a composé leur panégyrique, qu'on s'est plu à faire de ces princes idolâtres quelque chose d'aussi pur et de plus éclairé que saint Louis, que l'apothéose de Marc-Aurèle a préparé celle de Julien. Et aujourd'hui même, bien qu'on examine les choses de plus près, une certaine école, qui a un parti pris de paganisme radical et sérieux, continue à faire de cette époque l'âge d'or, non-seulement de la race romaine, mais de la race humaine. On demande à l'histoire comment elle ex

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