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LE SIÉGE DE LORIENT

ET LA PROCESSION DE LA VICTOIRE.

Lorient a tous les abords d'une grande ville. Quand on arrive par la route de Nantes sur le beau pont suspendu de Saint-Christophe et que la diligence traverse au pas le bras de mer formant le fond du port, le voyageur charmé a sous les yeux le plus riant paysage : à droite une longue échappée sur la rivière du Scorff, le château et les allées touffues de Saint-Uhel, un délicieux rideau de verdureau milieu duquel se détachent les blanches maisons de Kerentrech; en face, la petite chapelle et les rochers de Saint-Christophe; un peu plus loin, la flèche élancée et gracieuse de la nouvelle église; enfin à gauche, les chantiers de Caudan avec leurs toitures rouges servant d'abri aux grosses carcasses des navires en construction, et sur la mer quelques bâtiments dont les hautes mâtures et les nombreux cordages découpent l'azur du ciel.

Mais le pont est franchi, les chevaux reprennent un trot rapide, en quelques minutes on a passé le cours Chazelles planté de quatre belles rangées d'arbres, jeté un coup d'œil sur la gare du chemin de fer, et on entre en ville par une porte basse et étroite, triste prélude des déceptions qui vous attendent. Des rues droites et régulièrement laides, des maisons écrasées aux fenêtres entourées d'une bordure noire qui leur donne un air de deuil, l'absence complète de monuments, le costume disgracieux des femmes ensevelies sous leurs longues coiffes, tout vous dit qu'il n'y a rien à faire ici pour le touriste et que le mieux est de déjeûner au plus vite et de TOME IV. 2e SÉRIE. 12

repartir comme on est arrivé, à moins qu'on ne tienne à visiter l'arsenal, seule chose intéressante à Lorient.

J'ai dit que nous n'avions pas de monuments; dois-je, en effet, donner ce titre à l'espèce de halle surmontée d'un donjon qui sert d'église? Ce serait lui faire beaucoup d'honneur et je félicite Bisson, qui est à côté sur sa colonne, de lui tourner le dos, car il doit être particulièrement désagréable de regarder pendant des siècles un aussi affreux échantillon de l'architecture indigène. Le pauvre Bisson lui-même a une assez triste mine sur son piédestal gros et court, et les trente ans depuis lesquels il met le feu aux poudres, sa mèche à la main, me paraissent avoir été trente années d'une gloire un peu monotone. C'est cependant en face de cette lourde église et de cette maigre statue, que dans les premiers beaux jours du printemps, les Lorientais se donnent rendez-vous en foule, pour monter et descendre en se coudoyant leur promenade trop vantée de la Bôve. Si vous avez le malheur de vous aventurer dans ces parages, un jour de spectacle, à la sortie de l'entr'acte, ce ne sera pas sans peine que vous pourrez vous tirer de cette cohue de flaneurs, soldats, gamins, etc., qui encombrent le cours et les abords du théâtre, tout en enviant le bonheur de ceux qui peuvent pénétrer dans le sanctuaire.

L'histoire de Lorient a à peu près le même degré d'intérêt que la physionomie de ses édifices. Quand on a vu le boulet incrusté dans les murs de la chapelle de la Congrégation et qu'on a assisté à la procession commémorative de la retraite des Anglais, en 1746, on a passé en revue tous les fastes de la cité. Cette procession, dite de la Victoire et dont le nom, soit dit en passant, est un peu ambitieux pour les souvenirs qu'elle rappelle, a lieu tous les ans le premier dimanche d'octobre. M'étant mis un jour à la recherche des décisions municipales auxquelles elle doit son origine, j'ai trouvé, en fouillant les archives (malheureusement assez pauvres) de la mairie, un journal du siége de Lorient, écrit sur l'heure même par un bourgeois de la ville qui chante beaucoup moins victoire que ses confrères d'aujourd'hui. Cette pièce m'ayant paru assez curieuse, je la transcris ici pour les lecteurs de la Revue comme la page la plus intéressante de l'histoire de notre moderne cité,

C. DU CHALARD.

JOURNAL DU SIÉGE DE LA VILLE DE LORIENT

EN 1746.*

Le mercredi 28 septembre 1746, il parut quatre vaisseaux entre Groix et Belle-Isle auxquels on ne fit pas attention, pensant que ce pouvait être la flotte de M. Maguimara que l'on attendait de jour en jour.

Le 29 vers huit heures du soir il arriva un exprès de la côte qui rapporta que l'on voyait paraître vingt-deux ou vingt-quatre vaisseaux; cette nouvelle détermina les officiers de la côte qui se trouvaient en ville à monter à cheval pour aller réunir le plus de paysans qu'ils pourraient. On fut néanmoins toute cette nuit assez tranquille, ne pensant pas que l'ennemi eût rien voulu entreprendre.

Le 30 au matin on monta à la tour d'observation de la ville d'où on découvrit jusqu'à trente-six vaisseaux, et plus on examinait plus on apercevait d'escorte, quand environ midi on compla jusqu'à cinquante-deux voiles, tant en vaisseaux de ligne qu'en frégates et vaisseaux de transport; on vit même trois à quatre frégates qui sondaient le long de la côte. Cette manœuvre ne laissa plus lieu de douter que l'ennemi ne voulût tenter une descente et on commença

* M. Mancel, dans son intéressante histoire de Lorient, publiée en 1861, sous le titre de Chronique lorientaise (Lorient, chez Gousset, in-12), indique (p. 112) trois relations contemporaines du siége de Lorient, la première par M. Lemoué, dit Durand, ex-lieutenant d'infanterie, lieutenant de la garde-côte; c'est celle-là que M. Mancel a suivie. Les deux autres sont atrribuées par lui, l'une à M. Barbarin, lieutenant de mer à Lorient, l'autre au recteur de Pleucadeuc. Cette dernière est vraisemblablement la même que le récit attribué à l'abbé de Pontvallon Hervouet et publiée par M. l'abbé Marot, curé de Rochefort-en-Terre dans le Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, année 1860, p. 6 à 11. Quant au récit de M. Barbarin, on ne peut guère douter non plus que ce ne soit justement celui que nous imprimons ici. Nous avons cru devoir respecter l'orthographe de cette relation, même dans les noms propres dont plusieurs sont mal écrits: ainsi notre Journal parle du régiment de Bessan et M. Mancel écrit toujours Besson; notre Journal écrit Dudicourt ou d'Udicourt pour d'Heudicourt, ou de Volleville pour Volvire.

à donner des ordres pour se précautionner contre une entreprise aussi peu attendue, on sonna le tocsin tant à la ville qu'à la campagne et on envoya des courriers dans tous les endroits dont on pouvait attendre des secours qu'on envoya à la côte.

Les compagnies de bourgeois de la ville jointes aux paysans qu'on avait ramassés à la hâte, et aux milices d'Hennebont qui arrivèrent dans la nuit formèrent un corps d'environ 1,400 hommes. On fit prendre les armes à tous les ouvriers du port qui formèrent un bataillon de 600 hommes; une compagnie de 60 volontaires et la troupe de M. Bessan entretenue par le service de la compagnie des Indes, consistant en 300 soldats, prirent aussi les armes. Toute cette troupe d'environ 2,000 hommes resta toute la nuit dans les magasins de la compagnie pour être prête à partir où bien serait. La même nuit, on apprit que M. le comte de l'Hôpital s'était rendu à la côte à la tête de 400 dragons de son régiment pour soutenir les gardes-côtes. Il n'y eut pas d'événements plus considérables cette nuit-là et l'alarme ne parut pas aussi grande qu'elle dût être.

Le 1er octobre, vers les huit heures du matin, il arriva en ville une compagnie de cavalerie du régiment de M. Dudicourt que l'on envoya de suite à la côte joindre M. le comte de l'Hôpital. A neuf heures on reçut avis que les Anglais avaient mis plusieurs chaloupes à la mer qui allaient et venaient la sonde à la main. Cette nouvelle acheva de mettre l'alarme dans la ville et chacun commença à déménager et à transporter ses effets ailleurs. On travailla pareillement à fortifier de son mieux et à faire porter des canons partout où il était nécessaire; à la haute mer, les Anglais firent avancer six frégates près d'un endroit nommé le Loch, entre le Pouldu et le Talu, et à la faveur du feu continuel de leurs canons ils mirent à la mer plusieurs chaloupes et bateaux, et deux raz d'eau dans lesquels ils mirent toutes leurs troupes. Il y avait aussi de petits canons montés en forme de pierriers qui joints aux frégates tirèrent plus de 2,000 coups de canons. Ce feu continuel força nos troupes de reculer et les mit hors d'état de se servir de leur mousqueterie, de sorte que les Anglais débarquèrent au Loch

sans perdre un seul homme et se rangèrent en bataille à mesure qu'ils mettaient pied à terre. Presque tous les paysans se débandèrent et tournèrent le dos; le reste ne pouvant faire face à 8,000 hommes fut contraint de revenir à la ville aussi bien que M. le comte de l'Hôpital avec ses dragons et cavalerie. On reçut avis de cette descente à trois heures après midi; on passa toute la nuit sous les armes ainsi que les suivantes, attendant toujours avec plus de courage que de force l'arrivée de l'ennemi.

Le 2 octobre on apprit que l'ennemi avait campé pendant la nuit au bourg de Guidel et qu'il s'était mis en marche vers Ploumeur qui est à une lieue de la ville. Après midi on fit sortir un détachement de dragons et de cavalerie qui soutenaient 100 paysans pour aller reconnaître l'ennemi; les nôtres rencontrèrent un détachement d'Anglais et il se fit entre les deux partis plusieurs décharges de mousqueterie, mais de si loin qu'on présume qu'elles furent sans effet de part et d'autre ; nos troupes revinrent tranquillement à la ville sans être inquiétées dans leur retraite; ce jour et les suivants il arriva beaucoup de monde, de sorte qu'il y avait au moins 1,500 hommes d'armes et 4,000 paysans auxquels on donna les outils nécessaires pour travailler; il y avait quarante pièces de canons en batterie depuis 24 jusqu'à 42 livres de balle, sur tous les endroits où l'ennemi pouvait approcher; on dressa le long des murs des échafauds, afin qu'il pût y avoir double rang de mousqueterie; on mit le feu à toutes les maisons hors de la ville où l'ennemi pouvait se retrancher.

Le 3 au matin, on aperçut l'ennemi campé au Moulin des Montagnes qui est à une demi-lieue de la ville et d'où ils la découvraient en plein. Vers les dix heures du matin, un officier anglais

1 M. Mancel (p. 102) porte le chiffre des Anglais débarqués à 4,500, l'abbé de Pontvallon (p. 6) à 5,000, et il en donne le détail. Plus loin (p. 103), M. Mancel dit que, le 2 octobre, quand la colonne anglaise parut sur la lande de Lanveur, non loin de Lorient, elle était forte de 6,000 hommes Et de son côté, Pontvallon dit (p. 7) que le 2 octobre, l'ennemi fit «< une seconde descente de 2,400 hommes, » ce qui porte le chiffre total du débarquement, selon lui, à 7,400 hommes, nombre peu éloigné de celui de 8,000, donné par notre Journal.

2 « A deux heures et demie, » dit Pontvallon (p. 7), mais deux n'est peut-être qu'une faute de copie ou d'impression, pour dix.

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