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» malgré eux, et un jour viendra où il leur faudra compter avec elle, » sous peine de se voir mis au ban du monde éclairé. »

Voilà où en sont plusieurs oracles du premier aréopage littéraire du monde, en l'an de grâce et de progrès 1863!

Vous insistez et vous dites: Mon livre n'est qu'un exposé et un récit, et la lecture en est accessible aux femmes et aux enfants. La compétence de l'Académie française ne peut-elle s'élever à ce modeste niveau ? D'ailleurs, à défaut du fond, la forme du moins est du domaine de mes aristarques, et j'ai fait tous mes efforts pour donner à mon style une teinte classique et littéraire. Autre grief qui vous condamne ! Cette prétendue circonstance atténuante n'est rien moins qu'un délit, un crime de lèse-littérature.

«Sachez, Monsieur, que la littérature se suffit à elle-même et n'est » pas faite pour servir d'enveloppe à autre chose qu'elle. » Parole mémorable qu'il m'a été donné d'entendre naguère sortir d'une bouche illustre, et que je m'empresse de vous transmettre, afin que vous en fassiez votre profit.

Si j'ai bien compris cette sentence, elle signifie qu'oser écrire en français un livre qui n'est ni un roman, ni un poème épique, c'est profaner la littérature et la faire servir à un usage indigne d'elle. C'est å peu près cela. L'Académie entend n'avoir à s'occuper que de littérature pure. Qu'est-ce que la littérature pure? Qui a jamais vu la littérature pure? Où pourrait-on bien la rencontrer?

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Dans l'histoire? Non, car l'histoire, au fond, se compose de faits qui n'ont rien de littéraire. Serait-ce dans la philosophie? Non encore, car ici également la littérature ne sert qu'à envelopper un fond qui n'est pas de son domaine. Où donc aller pour trouver la littérature pure? Je ne sais guère que l'ode, le poème épique et la tragédie qui puissent nous répondre. Mais où en sont aujourd'hui la tragédie, l'ode et l'épopée ?

Où sont les neiges d'antan ?

Au lieu et place de la lyre, l'ode vient de recevoir des mains de M. Th. de Banville le balancier du saltimbanque : la muse sublime de Pindare, de David et de Lamartine, s'appelle aujourd'hui l'Ode funambulesque; elle court les foires et souille à la boue du chemin sa robe constellée. La tragédie et l'épopée sont mortes, tuées par leurs enfants bàtards le mélodrame et le roman. Au milieu du déluge d'encre qui nous inonde, ję vois la littérature pure, comme jadis la colombe de l'arche, cherchant un point où elle puisse poser le pied et ne le trouvant nulle part.

Qui ne sait, en effet, que la littérature proprement dite se meurt, agonise dans les bas-fonds du réalisme, fils légitime du romantisme? Qui la relèvera de cette chute profonde? Qui lui infusera un sang nouveau

qui la rajeunisse? Sans aucun doute, elle trouvera surtout ce rajeunissement en revenant à la contemplation du vrai idéal, au sentiment du beau, cette éternelle fontaine de Jouvence du génie. Mais il est d'autres sources où elle peut puiser aussi force et santé. Pendant qu'elle descend, la science monte, et, par certains de ses côtés, la science touche à la poésie et à la plus haute. A l'attrait du roman le plus mouvementé, elle sait allier l'intérêt bien autrement puissant et moralisateur de ses magnifiques réalités.

Un jour, un ministre de la religion, désolé de voir son troupeau spirituel ne répondre aux efforts de son zèle apostolique que par une apathique indifférence, s'avise, sur le conseil du savant Euler, de dérouler devant son auditoire quelques-uns des grands principes de la science du monde; il n'avait pas terminé son discours que, transporté d'enthousiasme, le peuple tombait à genoux et adorait. Je me demande quel morceau de littérature pure, même couronné par l'Académie française, aurait pu produire un effet aussi soudain et aussi éclatant.

D'ailleurs où finit la littérature et où commence la science? Les Harmonies de la nature seraient-elles repoussées par l'Académie française comme trop scientifiques et non suffisamment littéraires et se verraientelles préférer un roman comme plus utile et plus moral? La science et la littérature sont-elles donc deux ennemies qui doivent rester éternellement séparées, ainsi que paraissent le penser quelques académiciens et des plus illustres? Ne sont-ce pas plutôt deux sœurs qui doivent se prêter un mutuel secours, l'une aidant au rajeunissement de l'autre, celle-ci en retour offrant à celle-là ses puissants moyens de vulgarisation?

Aveugle qui ne voit pas que notre époque a faim et soif de réalités. Assez longtemps des talents malsains ou frivoles l'enivrèrent de leurs fictions. Aujourd'hui dégrisée, elle ressemble à ces gens à qui, au lendemain d'une orgie, répugne la vue même du vin. Qui donc maintenant (je parle des gens éclairés) honore d'un regard ces élucubrations indigestes qui se traînent encore au rez-de-chaussée des journaux, dernier soupir d'un genre pseudo-littéraire, dont la vogue, Dieu merci, paraît bien définitivement passée ?

Il faut descendre jusqu'à la classe ouvrière pour rencontrer encore des lecteurs assez naïfs pour s'intéresser aux héros des Ponson du Térail et aux héroïnes des Feydeau. Où en sont aujourd'hui les Mystères de Paris? Où en est le Juif-Errant? Qui s'en inquiète? qui les lit? Où en scront demain les Misérables? Évoquée un instant de ruines plus ou moins apocryphes, Salammbó s'est déjà recouchée dans sa tombe, d'où clle aurait pu se dispenser de sortir. Une habile réclame, un adroit compérage, mis au service de talents que personne d'ailleurs ne songe contester, peuvent bien un instant usurper les cent bouches de la renom

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mée pour chanter les vertus et les aventures d'un forçat en rupture de ban et d'une vestale carthaginoise en rupture de virginité, — et couvrir les murailles d'affiches plus hautes et plus larges qu'elles (luxe que peuvent seuls se permettre des misérables à dix mille francs le volume), mais l'attention, momentanément surprise, ne tarde pas à se reporter sur de nouveaux objets.

Donc, pour me résumer et conclure, ô vous qui convoitez l'honneur d'entendre votre nom proclamé par la bouche illustre de M. Villemain au grand jour des récompenses académiques, gardez-vous par dessus tout de chercher à instruire vos contemporains: c'est œuvre anti-littéraire. Cherchez plutôt à les amuser et écrivez un roman, qui sera presque sûrement ennuyeux s'il est moral, immoral s'il est intéressant; mais ce sera du moins là de la littérature, chose particulièrement chère à l'illustre aréopage. Vous trouverez ainsi une plus nombreuse clientèle de lecteurs, et l'Académie vous honorera peut-être de son suffrage. Mais si malgré cet avis charitable, vous vous obstinez à écrire un livre sérieux et instructif, résignez-vous à lui voir faire son chemin obscurément et sans appui Trop littéraire pour l'Académie des sciences qui n'encourage que les découvertes, il se verra repoussé comme trop scientifique par l'Académie française, laquelle ne l'admettra pas même aux honneurs du concours. C'est ainsi que tout un ordre de publications, et des plus utiles puisqu'elles apportent au public des faits neufs et intéressants, et qu'elles servent d'intermédiaires entre le monde savant et le monde lettré, voit systématiquement et de parti-pris mis en dehors des faveurs des corps académiques, dont la mission est cependant d'encourager les utiles efforts de l'intelligence individuelle. Ainsi envisagée, la question s'élève audessus de mesquines personnalités et mérite, ce nous semble, la sérieuse attention de qui de droit.

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Ajoutons, pour être juste, que plusieurs membres de l'Académie française et des plus marquants dont l'esprit est naturellement ouvert aux idées larges et élevées, repoussent l'ostracisme systématique dont nous parlons, et sont d'avis d'ouvrir la porte du concours à tous les ouvrages utiles et moraux, sans regarder de trop près à la dose plus ou moins considérable de littérature pure qu'ils contiennent. Le jour n'est pas éloigné sans doute où cette opinion prévaudra contre un préjugé étroit et

suranné.

UN DE VOS LECTEURS.

TOME IV. - 20 SÉRIE.

11

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Une sœur libre pen

Explication de la Vie de Jésus par

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La critique

M. Renan. Le livre et l'auteur. Les réfutations. conjecturale. Le style de M. Renan. M. Schérer et M. Havet. Le pélerinage de Sainte-Anne. La Bretagne au Mexique. - Rodolphe de la Haie-Saint-Hilaire. Le capitaine de Kerdudo. bretons.

Cent lieues en cent heures.

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Les lauréats

Au commencement de ce siècle, il y avait à Tréguier un maître au cabotage propriétaire d'un petit navire avec lequel il se livrait au commerce sur les côtes de Bretagne et de Normandie. Pendant qu'il naviguait, sa femme vendait à la ville de la chandelle et du sucre, et tous les deux trouvaient dans le travail et la peine des moyens de subvenir aux besoins de leur vie et d'élever avec honneur une famille nombreuse, entière composée de filles.

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Un jour, le petit navire se perdit corps et biens et, à la place de la gêne, la misère entra au logis.

Mais un malheur ne vient jamais seul.

Au même noment, un nouvel enfant naquit à l'humble ménage qui n'en attendait plus depuis plusieurs années. C'était un garçon. Il fut baptisé sous le nom d'Ernest.

J'ai oublié de dire que son père, le pauvre caboteur, s'appelait Renan. L'aînée des filles, Henriette, avait reçu chez les sœurs de Tréguier un commencement d'éducation. D'un esprit vif, ardent, ouvert et hardi, elle avait complété elle-même les leçons des bonnes religieuses, entassant lectures sur lectures, dévorant tout, s'assimilant tout avec une sorte de fièvre, mais sans discernement et sans méthode.

L'horizon du comptoir maternel était bien étroit pour une telle nature qui ne se croyait point appelée à peser toute sa vie du beurre ou de la grenaille. Elle rêvait d'art pur et de vie intellectuelle, elle se sentait faite pour le sacerdoce de la pensée, tandis qu'elle voyait se dérouler devant elle les perspectives peu attrayantes de l'épicerie.

Or un jour le rêve de la jeune fille se trouva devenir une réalité. Henriette Renan fut nommée institutrice en Allemagne, dans une maison princière. Alors elle se jeta à corps perdu dans l'étude des philosophes d'outre-Rhin, elle mordit au fruit de la science incrédule et fut séduite par les brillants et nuageux paradoxes des Strauss, des Hégel, des Feuerbach. Elle apprit l'allemand et oublia son catéchisme, elle fit de la théologie transcendante et perdit la foi.

Pendant ce temps, le petit Ernest, recueilli au petit séminaire de Tréguier, croissait en science, en sagesse et en vertu, donnant à la fois des marques de la piété la plus édifiante et des preuves d'une intelligence précoce; il promettait un brillant défenseur de plus à la cause de la vérité catholique. Recommandé par M. l'abbé Tresvaux, son compatriote, à M. l'abbé Dupanloup, alors supérieur du petit séminaire de Saint-Nicolas à Paris, il fut admis dans cette maison en qualité de boursier. On était en 1837 et l'enfant de Tréguier avait quatorze ans.

De grands succès signalèrent la fin de ses études. Il fut comblé de livres, rassasié de couronnes et une pluie de louanges trop peu mesurées sans doute commença à faire germer en lui une semence dangereuse et fatale, la mauvaise graine de l'orgueil.

Au sortir de Saint-Nicolas, Ernest Renan entra à Saint-Sulpice. Malheureusement les saints exemples et les exercices spirituels du célèbre séminaire furent impuissants à étouffer l'ivraie qui avait pris racine au fond de son âme. En revêtant la soutane, le nouveau séminariste prit pour devise et grava ces mots sur son pupitre :

Benedictus qui dedit MIHI INTELLECTUM, Dominus!

C'était passablement ambitieux et en tout cas peu modeste. Triste, sombre, inquiet, tourmenté de malaise moral et de désirs inassouvis, M. Renan chercha dans l'étude un remède à ses maux imaginaires. Il essaya de la philosophie, puis il s'en dégoûta après en avoir à peine franchi le seuil. De même pour les sciences théologiques proprement dites, M. Renan ne mordit qu'avec peine et dégoût au dogme, à la morale, au droit canon, à la patrologie. En revanche, il aborda avec résolution les études philologiques. Après avoir fait de rapides progrès dans l'allemand, il commençait à débrouiller les éléments des langues orientales, sous la savante direction de M. l'abbé Le Hir, lorsqu'il jeta le froc aux orties.

ין

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