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ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceulx qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez, d'estre subiuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos: là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi ioyeusement que les aultres. Et tant de gents qui, de l'impatience des poinctures *5 de la peur, se sont pendus, noyez et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort.

Les Grecs en recoignoissent une aultre espèce, qui est oultre l'erreur de nostre discours *6, venant, disent ils, sans cause apparente et d'une impulsion celeste: des peuples entiers s'en veoyent souvent saisis, et des armées entières. Telle feut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation: on n'y oyoit que cris et voix effrayees; on voyoit les habitants sortir de leurs maisons comme à l'alarme, et se charger, blecer et entretuer les uns les aultres comme si ce feussent ennemis qui veinssent à occuper leur ville: tout y estoit en desordre et en fureur, iusques à ce que, par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela Terreurs paniques 9.

8 Diodore de Sicile. L. XV, c. 7.

9 Plutarque. Traité d'Isis et Osiris.

*5 Des pointes, des transes poignantes.

*6 C'est-à-dire, qui n'est pas causée par une erreur de notre jugement.

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CHAPITRE XVIII.

*1.

Qu'il ne fault iuger de nostre heur qu'aprez la mort *1

SOMMAIRE. D'après les continuelles vicissitudes de la fortune, on ne peut juger de la vie qu'au jour même du trépas. Alors le masque tombe. Une belle mort absout une vie coupable, finit dignement une vie innocente et pure. Exemples Cresus; Agésilas; Pompée; Ludovic Sforce; Marie Stuart; Scipion; Épaminondas; Étienne de la Boëtie.

SCILICET ultima semper

Expectanda dies homini est; dicique beatus

Ante obitum nemo supremaque funera debet 1.

Les enfants sçavent le conte du roy Crœsus à ce propos: lequel ayant esté prins par Cyrus et condemné à la mort; sur le poinct de l'execution il s'escria : « O Solon! Solon! » Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire ; il luy feit entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissement qu'aultrefois luy avait donné Solon : «Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux iusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie », pour l'incertitude et variété des choses humaines, qui, d'un bien legier mou

, pour

・ « Il faut attendre le dernier jour d'un homme s'il a été heureux ». Ovid. Mét. L. III, fab. 2 V. 5.

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dire

* Montaigne a déjà dit quelque chose à ce sujet, dans

le chapitre III (§. IV) de ce 1er. livre.

vement, se changent d'un estat en aultre tout divers'. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le roy de Perse de ce qu'il estoit venu fort ieune à un si puissant estat: « Ouy; mais, dict il, Priam en tel aage ne feut malheureux » 3. Tantost Des roys pas de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et greffiers à Rome; Des tyrans de Sicile, des pedantes à Corinthe; D'un conquerant de la moitié du monde et empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres *2 officiers d'un roy d'Aegypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie! Et du temps de nos peres, ce Ludovic Sforce, dixiesme duc de Milan, soubs qui avoit si longtemps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches", aprez y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché : La plus belle royne 5, veufve du plus grand

mais

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3 Plutarque: Dits notables des Lacédémoniens.

4 En Touraine, sous le règne de Louis XI, qui l'y avait fait enfermer en 1500. Guichardin. Istor. L. IV, in fine.

5 Marie Stuart, reine d'Écosse, et mère de Jacques Ier., roi d'Angleterre, décapitée au château de Fotheringay, par l'ordre de la reine Élisabeth, le 18 février 1587. Elle avait été mariée trois fois : la première à François II.

On sent bien que cet événement postérieur de plusieurs années à l'époque où Montaigne publia ses Essais, ne se trouve point rapporté dans les premières éditions.

* Belitre, du latin balatro, gueux, fripon.

de la chrestienté, vient elle

pas

de mourir par

roy `main d'un bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples; car il semble que, comme les orages et tempestes se picquent contre l'orgueil et haultaineté de nos bastiments, il y ayt aussi là hault des esprits envieux des grandeurs de çà bas;

Usque adeò res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sævasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur 6 ;

que

et semble la fortune quelquesfois guette à poinct nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues années; et nous faict crier, *3 Laberius,

aprez

Nimirum hac die

Unâ plus vixi mihi quàm vivendum fuit 7 !

Ainsi se peult prendre avecques raison ce bon advis de Solon*: mais d'autant un c'est que philosophe, à l'endroict desquels *5 les faveurs et disgraces de la

6 «< Tant il est vrai qu'une force secrète se joue des entreprises des hommes, se plaît à briser les haches consulaires, et foule aux pieds l'orgueil des faisceaux » ! Lucret. L. V, v. 1232. 7 «< Ah! j'ai vécu trop d'un jour»>! Macrob. Saturnal. L. II, c. 7.

3 C'est-à-dire, avec.

*4 C'est cet avis que Montaigne a cité dès le commencement du chapitre.

*5 C'est comme s'il y

sophes, etc.

avait : et qu'à l'endroict des philo

fortune ne tiennent reng ny d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs et puissances accidents de qualité à peu prez indifférente, ie treuve vraysemblable qu'il ayt regardé plus avant, et voulu dire que ce mesme bonheur de nostre vie, qui depend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien nay, et de la resolution et asseurance d'une ame reglee, ne se doibve iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu iouer le dernier acte de sa comedie, et sans doubte le plus difficile. En tout le reste il y peult avoir du masque : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir de maintenir tousiours notre visage rassis; mais à ce dernier roolle de la mort et de nous, il n'y a plus que feindre, il faut parler françois, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.

*6

Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur; et eripitur persona, manet res 8.

Voyla pourquoy se doibvent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les aultres actions de nostre vie : c'est le maistre iour; c'est le iour iuge de touts les

8 « Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères; alors le masque tombe, et l'homme reste à découvert ». Lucret. L. III, v. 57. J.-B. Rousseau semble avoir voulu traduire ce passage dans le beau vers:

Le masque tombe; l'homme reste....

Éprouvant.

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