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Les gelees sont si aspres en l'emboucheure de sPalus Maeotides, qu'en la mesme place où le lieutenant de Mithridates avoit livré battaille aux ennemis à pied sec et les y avoit desfaicts, l'esté venu il y gaigna contre sy eulx encores une battaille navale ". Les Romains souffrirent grand desadvantage, au combat qu'ils eurent contre les Carthaginois prez de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le sang figé et les membres contraincts de froid 12 : là où Hannibal avait faict espandre du feu partout son ost *10 pour eschauffer ses soldats, et distribuer de l'huyle par les bandes, à fin que s'oignants ils rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé qui tiroit lors. La retraicte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse des difficultez et mesayses qu'ils eurent à surmonter: cette cy en feut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la cognoissance du pays et des chemins; et, en estants assiegés tout court, feurent un iour et une nuict sans boire et sans manger, la plupart de leurs bestes mortes, d'entre eulx plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil et lueur de la neige,

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plusieurs stropiez par les extremitez, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayants encores le sens **1 entier 13. Alexandre veid une nation en laquelle on enterre les arbres fruictiers en hyver pour les deffendre de la gelee 14; et nous en pouvons aussi veoir.

Sur le subiect de vestir, le roy de la Mexique changeoit quatre fois par iour d'accoustrements, iamais ne les reïteroit, employant sa desferre *12 à ses continuelles liberalitez et recompenses; comme aussi ny pot, ny plat, ny ustensile de sa cuisine et de sa table, ne luy estoient servis à deux fois.

13 Voyez Xénophon. Expédition de Cyrus. L. IV, c. 5. 14 Quinte-Curce; L. VII, c. 3, no. 10.

* Le sentiment.

*12 C'est-à-dire, sa défroque, ou sa dépouille.

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CHAPITRE XXXVI.

Du ieune Caton.

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SOMMAIRE. I. Il ne faut pas apprécier les autres d'après

soi.

II. Aujourd'hui la vertu n'est qu'un vain mot: on n'est vertueux que par habitude, par intérêt ou par ambition. III. Il est des hommes qui cherchent à rabaisser les personnages éminens par leurs vertus: il faudrait, au contraire, les offrir sans cesse comme des modèles, à l'admiration du monde. — IV. Comment cinq poètes anciens ont parlé de Caton.

que

I. IE n'ay point cette erreur commune de iuger d'un aultre selon ie suis i'en crois ayseement des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, ie n'y oblige pas le monde, comme chascun faict; et crois et conçois mille contraires façons de vie; et, au rebours du commun, reçois plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Ie descharge, tant qu'on veult, un aultre estre de mes conditions et principes; et le considere simplement en luy mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modele. Pour n'estre continent, ie ne laisse d'advouer

sincerement la continence des Feuillants et des Capuchins, et de bien trouver l'air de leur train : ie m'insinue par imagination fort bien en leur place; et les aime et les honore d'autant plus qu'ils sont aultres que moy. Ie desire singulierement qu'on nous iuge chascun à part soy, et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere aulcunement les opinions que ie dois avoir de la force et vigueur de ceulx qui le meritent: Sunt qui nihil suadent quàm quod se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer iusques dans les nues la haulteur inimitable d'aulcunes ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'avoir le iugement reglé, si les effects ne le peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie exempte de corruption : c'est quelque chose d'avoir la volonté bonne, quand les iambes me faillent.

II. Ce siecle auquel nous vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé, que, ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme, de la vertu en est

1

« Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu'ils croient pouvoir imiter ». Cic. Orator ad Balbum, c. 7. Ici le texte est altéré. On lit dans Cicéron : nunc tantum quisque laudat quantum se posse sperat imitari. L'idée est à peu près la même. On voit par là que Montaigne cite souvent de mémoire, et recompose le latin des passages qu'il a oubliés.

à dire et semble que ce ne soit aultre chose qu'un

:

iargon de college;

...

Lucum ligna 2;

Virtutem verba putant ; ut

quam vereri deberent, etiam si percipere non possent3; c'est un affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout de l'aureille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant l'essence; car le proufit, la gloire, la crainte, l'accoustumance, et aultres telles causes estrangieres, nous acheminent à les produire. La iustice, la vaillance, la debonnaireté que nous exerçons lors, elles peuvent estre ainsi nommees pour la consideration d'aultruy et du visage qu'elles portent en publicque; mais chez l'ouvrier ce n'est aulcunement vertu, il y a une aultre fin proposee, aultre cause mouvante. Or la vertu n'advoue rien que ce qui ce qui se faict par elle et pour elle seule. En cette grande battaille de Potidee",

2 << Ils croient que la vertu n'est qu'un mot, comme ils ne voient que du bois à brûler dans un bois sacré ». Horat. epist. 6. L. I, v. 31.

3 « La vertu qu'ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre ». Cic. Tusc. quæst. L. V, c. 2. Montaigne applique à la vertu ce que Cicéron dit de la philosophie, et de ceux qui osent la blâmer.

4 Montaigne a mis, par méprise, Potidée, au lieu de Platée. Cornelius Nepos, dans la Vie de Pausanias, c. 1: Hujus illustrissimum est prælium apud Platœas.

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