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CHAPITRE XXVIII.

Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie.

A MADAME DE GRAMMONT, COMTESSE de Guissen.

MADAME, ie ne vous offre rien du mien, ou parce qu'il est desia vostre, ou pour ce que ie n'y treuve rien digne de vous; mais i'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins '. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui iugent mieulx, et se servent plus à propos que vous, de la poësie; et puis, qu'il n'en est point qui la puissent rendre vifve et animee comme vous faictes par ces beaux et riches accords de quoy, parmy un million d'aultres beautez, nature vous a estrenee. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez; car vous serez de mon advis qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre

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Andoins qu'on écrit aujourd'hui Andouins, était une baronnie du Béarn, près de Pau.

sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en ialousie de quoy vous n'avez que le reste de ce que pieça l'en ay faict imprimer soubs le nom de monsieur de Foix vostre bon parent: car certes ceulx cy ont ie ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant; comme il les feit en sa plus verte ieunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que ie vous diray, madame, un iour à l'aureille. Les aultres furent faicts depuis, comme il estoit à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme; et sentent desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy ie suis de eeulx qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subiect folastre et desreglé.

Les vingt-neuf sonnets d'Étienne de la Boëtie suivaient cette espèce de dédicace. Ils parurent dans la première édition des Essais, publiée à Bordeaux en 1580; dans celle de Jean Richer, Paris, 1587; et dans celle d'Abel l'Angelier in-4°., Paris, 1588.

Ce sont des espèces d'élégies amoureuses, dans lesquelles on voit que l'auteur a voulu imiter Pétrarque.

Montaigne les ayant fait imprimer dans les œuvres de son ami, jugea lui-même qu'ils ne devaient plus paraître dans les Essais. Il les raya, de sa main, sur l'exemplaire qui devait servir à la nouvelle édition qu'il préparait, et il écrivit en marge: ces vers se voient ailleurs.

Cependant Coste et quelques autres éditeurs ont cru devoir, sans trop de raison, les conserver. Nous les supprimons, nous, dans cette édition; 1o. parce que ce n'est point un ouvrage de Montaigne; 2o. parce que son intention bien manifeste était qu'ils ne parussent plus dans ses œuvres ; 3o. enfin, parce que nous pensons entièrement comme M. Naigeon, qui a dit : « ils ne méritent pas d'être réimprimés, parce qu'ils ne méritent pas d'être lus ». On ne peut, en effet, rien lire de plus insignifiant et de plus ennuyeux.

CHAPITRE XXIX.

De la moderation.

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SOMMAIRE.-I. Il faut de la modération même dans l'exercice de la vertu.—II. Il en faut dans les plaisirs, même permis, et entre autres dans ceux du mariage.— III. C'est avec des privations et par la souffrance, que les hommes ont cru pouvoir guérir ou calmer leurs passions; et, en cela, ils se sont livrés à d'autres excès. De même aussi, ils ont pensé que les dieux et les hommes puissans sont très-sensibles au sacrifice de tout ce qu'ils ont de plus cher.

Exemples: Alcithée, mère de Pausanias; le dictateur Posthumius; — Zénobie; Jupiter; les rois de Perse; Épaminondas; Sophocle et Périclès; Alius Verus; - Amurath; les peuples de l'Amérique; Fernand Cortès.

I. COMME si nous avions l'attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu de façon qu'elle en deviendra vicieuse, si nous l'embrassons d'un desir trop aspre et violent ceulx qui disent qu'il n'y a iamais d'excez en la vertu, d'autant que ce n'est plus vertu si l'excez y est, se iouent des paroles :

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,

Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam 1.

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« Que le sage porte le nom d'insensé, le juste d'inique, s'ils recherchent avec trop d'ardeur même la vertu ». Hor. L. I, ép. 6, v. 15.

C'est une subtile consideration de la philosophie : on peult et trop aymer la vertu, et se porter excessivement en une action iuste. A ce biais s'accommode ** la voix divine, «< Ne soyez pas plus sages qu'il ne fault; mais soyez sobrement sages » 2. l'ay veu tel grand 3blecer la reputation de sa religion, pour se montrer religieux oultre tout exemple des hommes de sa sorte. l'ayme des natures temperees et moyennes : l'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de Pausanias" qui donna la miere instruction, et porta la premiere pierre, à la mort ** de son fils; ny le dictateur Posthumius 5 qui feit mourir le sien que l'ardeur de ieunesse avoit heureusement poulsé sur les ennemis un peu avant son reng, ne me semble si iuste, comme estrange; et

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3 Il y a apparence que Montaigne veut parler ici de Henri III, roi de France. Le cardinal d'Ossat dit de lui, dans une lettre à la reine Louise, sa veuve : « ce prince a vécu une vie autant ou plus religieuse que royale les Lettres du Cardinal d'Ossat, lettre 23e.

Voyez

Voyez Diodore de Sicile. L. XI, c. io, et le Scholiaste de Thucydide.

5 Voyez Tite-Live. L. IV, c. 29, et L. VIII, c. 7; ValèreMaxime. L. II, c. 7; Diodore de Sicile. L. XII, c. 19.

* De ce côté se range.

* Pour la mort.

n'ayme ny à conseiller ny à suyvre une vertu si sauvage et si chere. L'archer qui oultrepasse le blanc ** fault, comme celuy qui n'y arrive pas et les yeulx me troublent à monter à coup *4 vers une grande lumiere, egalement comme à devaler à l'ombre. Callicles, en Platon, dict l'extremité de la philosophie estre dommageable, et conseille de ne s'y enfoncer oultre les bornes du proufit; que prinse avecques moderation elle est plaisante et commode; mais qu'en fin** elle rend un homme sauvage et vicieux, desdaigneux des religions et loix communes, ennemy de la conversation civile, ennemy des voluptez humaines, incapable de toute administration politique, et de secourir aultruy et de se secourir à soy; propre à estre impuneement souffletté. Il dict vray : car en son excez, elle esclave * nostre naturelle franchise, et nous desvoye, par une importune subtilité, du beau et plain chemin que nature nous a tracé.

II. L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres legitime: la theologie ne laisse pas de la brider pourtant et de la restreindre. Il me semble avoir

6 Dans son dialogue intitulé Gorgias.

*3 Qui passe le but, faillit, manque. *4 C'est-à-dire, tout à coup.

*5 In fine, à la fin.

6 Elle rend esclave, assujétit.

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