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CHAPITRE XXVI.

C'est folie de rapporter le vray et le faulx à nostre

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suffisance *1.

SOMMAIRE. L'ignorance et la simplicité se laissent facilement persuader; mais si l'on est plus instruit, on ne veut croire à rien de ce qui paraît sortir de l'ordre naturel. — Et cependant autour de nous tout est prodige; l'habitude seule nous empêche de tout admirer. S'il est des choses que l'on peut rejeter, parce qu'elles ne sont pas avancées par des hommes qui puissent faire autorité, il en est de très-étonnantes qu'il faut au moins respecter, lorsqu'elles

ont

pour témoins des personnes dignes de notre confiance. Ce n'est point à nous aussi à décider, en matière de religion, ce que l'on peut, ou non, concéder aux ennemis de la foi.

Exemples: le comte de Foix; le pape Honorius; - Lucius

Antonius; César; St.-Augustin; les Reliques de SaintGervais et St.-Protais; la Chasse de St.-Étienne; etc.

Ce n'est pas à l'adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire

*I « C'est folie de nous en rapporter à notre suffisance ( capacité) pour juger du vrai et du faux ». Montaigne explique dans ce chapitre, quel est le genre de faits et d'opinions dont il ne faut pas juger d'après ses lumières. Hors de là, sa maxime serait un paradoxe insoutenable.

et de se laisser persuader car il me semble avoir apprins aultrefois que la creance estoit comme une impression qui se faisoit en nostre ame; et à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in librâ ponderibus impositis deprimi: sic animum perspicuis cedere1. D'autant que l'ame est plus vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement soubs la charge de la premiere persuasion: voylà pourquoy les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subiects à estre menez par les aureilles. Mais aussi de l'aultre part, c'est une sotte presumption d'aller desdaignant et condamnant pour faulx ce qui ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance oultre la commune. I'en faisois ainsin aultrefois ; et si i'oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantements, des sorcelleries, ou faire quelque aultre conte où ie ne peusse pas mordre, Somnia, terrores magicos, miracula, sagas, Nocturnos lemures, portentaque Thessala 2,

I

« Ainsi que la balance penche nécessairement d'un côté, Forsqu'elle est emportée par le poids, il faut de même que notre esprit se rende à l'évidence ». Cic. Acad. quæst. L. IV, c. 12.

2 « De songes, de visions magiques, de miracles, de sorcières, d'apparitions nocturnes, et d'autres effets prodigieux › Hor. epist. 2, L. II, v. 208.

que,

il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à present, ie treuve que ï'estois pour le moins autant à plaindre moy mesme; non que l'experience m'aye depuis rien faict veoir au dessus de mes premieres creances, et si n'a pas tenu à ma curiosité mais la raison m'a instruict de condamner ainsi resolument une chose pour faulse et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres, ou miracles, ce où nostre raison ne peult aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veue ? Considerons au travers de quels nuages, et comment à tastons, on nous mene à la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouverons que c'est plustost accoustumance que science qui nous en oste l'estrangeté;

Jam nemo, fessus saturusque videndi,

Suspicere in cœli dignatur lucida templa 3:

et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees

3 «<

Fatigués et rassasiés du spectacle des cieux, nous ne daignons plus lever les yeux vers cette voûte éclatante de lumière ». Lucret. L. II, v. 1037.

de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu'aulcunes aultres.

....

Si nunc primum mortalibus adsint

Ex improviso, ceu sint obiecta repentè,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,

Aut minus antè quod auderent fore credere gentes 4.

Celuy qui n'avoit iamais veu de riviere, à la premiere qu'il rencontra, il pensa que ce feust l'ocean : et les choses qui sont à nostre cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes que nature face en ce genre:

Scilicet, et fluvius qui non est maximus, ei 'st
Qui non antè aliquem maiorem vidit ; et ingens
Arbor, homoque videtur; et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit 5.

Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum quas sem

4 « Si, par une apparition soudaine, ces merveilles frappaient nos regards pour la première fois, que pourrions-nous leur comparer dans la nature? Avant de les avoir vues, nous n'aurions pu rien imaginer qui en approchât». Lucret. L. II, v. 1032.

5 « Un fleuve paraît grand à qui n'en a pas vu de plus grand; il en est de même d'un arbre, d'un homme, et de tout autre objet, quand on ne conçoit rien de plus grand dans la même espèce ». Lucret. L. VI, v. 674.

per vident 6. La nouvelleté des choses nous incite, plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il fault iuger avecques plus de reverence de cette infinie puissance de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vraysemblables, tesmoignees par gents dignes de foy, desquelles si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les fault il laisser en suspens: car, de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir iusques où va la possibilité. Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de Rien trop, commandée par

Chilon 7.

Quand on treuve dans Froissard & que le comte

6 « Notre esprit, familiarisé avec les objets qui frappent souvent la vue, n'admire point les choses qu'il voit continuellement, et ne songe pas à en rechercher les causes ». Cic. de Nat. Deor. L. II, c. 38.

7 Mndev ayav (ne quid nimis). — Diogène-Laerce attribue ce mot à Chilon, dans la vie de Thalès (L. I, §. 41); mais il le donne ensuite à Solon (Vie de Solon, L. I, §. 63 ). Aristote et Pline le restituent à Chilon. On l'a attribué encore à plusieurs autres, ce qui prouve qu'on n'en connaissait point l'auteur.

8 Vol. III, c. 17.

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