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esmouvoir, par soubmission, à commisération et à pitié toutesfois la braverie, la constance et la résolution, moyens tous contraires, ont quelquesfois servy à ce mesme effect.

Édouard', prince de Galles, celuy qui régenta si longtemps nostre Guienne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant esté bien fort offensé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se iectants à ses pieds; iusqu'à ce que, passant tousiours oultre dans la ville, il apperceut trois gentilshommes françois qui, d'une hardiesse incroyable, soustenaient seuls l'effort de son armee victorieuse 2. La consideration et le respect d'une si notable vertu reboucha premièrement la poincte de sa cholere, et commencea par ces trois à faire misericorde à touts les aultres habitants de la ville.

Scanderberch3, prince de l'Epire, suyvant un sol

Les Anglais, à cause de la couleur noire de ses armes le nommaient the black Prince (le Prince noir). Il était fils d'Édouard III, roi d'Angleterre, et fut père de l'infortuné Richard II. Il mourut en 1376, à 46 ans.

2 C'est Froissart qui cite ce trait. Il nomme les trois chevaliers.

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3 Scanderberch (Alexandre-Bey). C'était le surnom de Georges Castriot, roi d'Albanie, né en 1404, mort en 1467.

dat des siens pour le tuer, et ce soldat, ayant essayé par toute espèce d'humilités et de supplications de l'appaiser, se resolut à toute extremité de l'attendre l'espee au poing: cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui, pour luy avoir veu prendre un si honnorable party, le receut en grace. Cet exemple pourra souffrir aultre interpretation de ceulx qui n'auront leu la prodigieuse force et vaillance de ce prince là.

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L'empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus doulces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu'on luy offrist, que de permettre seulement aux gentilsfemmes*1 qui estaient assiegees avecques le duc, de sortir, leur honneur sauve, à pied, avecques ce qu'elles pourroient emporter sur elles. Et elles, d'un cœur magnanime, s'adviserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs enfants, et le duc mesme. L'empereur print si grand plaisir à veoir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'ayse, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit portee à ce duc;

Il reconquit sur les Turcs son royaume, dont son père avait été dépouillé par Amurat II. — Voyez sa vie, par le Père Duponcet. 1 vol. in-12. 1709.

4 En 1140, dans Winsberg, ville de la haute Bavière.

*Dames nobles, femmes de gentilshommes.

et dez lors en avant traicta humainement luy et les siens 5.

L'un et l'aultre de ces deux moyens m'emporteroit ayseement; car l'ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et mansuetude. Tant y a, qu'à mon advis ie serois pour me rendre plus naturellement à la compassion qu'à l'estimation: si est la pitié passion vicieuse aux Stoïcques; ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avecques eulx. Or ces exemples me semblent plus à d'autant qu'on veoit ces ames, assaillies et propos, essayees par ces deux moyens, en soustenir l'un sans s'esbranler, et courber soubs l'aultre. Il se peult dire que, rompre son cœur à la commiseration *2, c'est l'effect de la facilité, debonnaireté et mollesse, d'où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus subiectes; mais, ayant eu à desdaing les larmes et les prières, de se rendre à la seule reverence de la saincte image de la vertu, que c'est l'effect d'une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur masle et obstinee.

de

II. Toutesfois ez ames moins genereuses, l'eston

5 Ce trait se trouve dans plusieurs chroniques, et, entre autres, dans l'opus chronologicum de Calvisius.

*2 Dans la xre, édition (1580), on lisait ces expressions plus claires, mais moins énergiques: se laisser aller à la compassion et pitié.

*3

nement et l'admiration peuvent faire naistre un pareil effect: tesmoing le peuple thebain, lequel, ayant mis en iustice d'accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge oultre le tems qui leur avoit esté prescript et preordonné, absolut à toute peine *3 Pelopidas, qui plioit soubs le faix de telles obiections, et n'employoit à se garantir que requestes et supplications; et au contraire Epaminondas, qui veint à raconter magnifiquement les choses par luy faictes, et à les reprocher au peuple d'une façon fiere et arrogante, il n'eut pas le cœur de prendre les balotes * en main; et se departit l'assemblee, louant grandement la haultesse du courage de ce personnage 6.

Dionysius le vieil, aprez des longueurs et difficultés extrêmes, ayant prins la ville de Regge, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l'avoit si obstineement deffendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premierement, comme le iour avant il avoit fait noyer son fils, et touts ceulx de sa parenté à quoy Phyton respondit seulement « Qu'ils en estoient d'un iour plus heureux que luy Aprez il le feit despouiller et saisir à des bourreaux, et le traisner par la ville,

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6 Plutarque. Dans son traité, comment on peut se louer sci-même. Chap. 5.

*3 Avec bien de la peine.

*4 Petites balles avec lesquelles on donnait les suffrages.

en le fouettant tres ignominieusement et cruellement, et en oultre le chargeant de felonnes *5 paroles et contumelieuses mais il eut le courage tousiours constant, sans se perdre; et, d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant *6 à haulte voix l'honnorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran; le menaceant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeulx de la commune de son armee, que, au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triumphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner et mesme d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergeants, feit cesser ce martyre, et à cachettes l'envoya noyer en la mer 7.

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Certes c'est un subiect merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme il est malaysé d'y fonder iugement constant et uniforme. Voylà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faulte publicque, et ne requeroit aultre grace que d'en porter seul la

7 Diodore de Sicile. Liv. XIV, chap. 29.

*5 Brutales, cruelles.

*6 Rémémorant, rappelant.

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