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puis de suite autant de filles, surchargee de pertes, avoir esté enfin transmuee en rochier,

Diriguisse malis3,

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit lorsque les accidents nous accablent, surpassants nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doibt estonner toute l'ame et lui empescher la liberté de ses actions: comme il nous advient, à la chaulde alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de touts mouvements; de façon que l'ame, se relaschant aprez aux larmes et aux plainctes, semble se desprendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse *4. :

Et via vix tandem voci laxata dolore est 4.

En la guerre que le roi Ferdinand feit contre la veufve de lean roi de Hongrie, autour de Bude, un gendarme

3 A force de douleur, elle resta pétrifiée. Ovid. Mét. L. VI, fab. 3, v. 303.

4 La douleur ouvre enfin le passage à sa voix.

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*4 Le vers et le trait d'histoire qui suivent, ne se trouvent point dans l'édition de 1580.

Dans l'édition de 1802, donnée par Naigeon, d'après une copie revue par Montaigne, l'histoire de Raisciac est trèsdifféremment racontée. Nous avons cru devoir suivre ici l'édition donnée par Mile. de Gournay, en 1595, d'après un exemplaire également corrigé par l'auteur.

feut particulierement remarqué de chascun, pour avoir excessifvement bien faict de sa personne en certaine meslee, et, incogneu, haultement loué et plainct, y estant demouré, mais de nul tant que de Raisciac, seigneur allemand, esprins d'une si rare vertu. Le corps estant rapporté, cettuy cy, d'une commune curiosité, s'approcha pour veoir qui c'estoit; et, les armes ostees au trespassé, il recogneut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants : lui seul, sans rien dire, sans ciller les yeulx, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

Chi può dir com' egli arde, è in picciol fuoco 5, disent les amoureux qui veulent representer une passion insupportable :

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Aussi n'est ce pas en la vifve et plus cuysante chaleur de l'accez, que nous sommes propres à des

5 Celui qui peut exprimer à quel point il est enflammé, n'éprouve qu'une bien faible ardeur. Petrarca. Sonn. 138, dernier vers.

Catul. epigr. 52; v. 5. Ces vers sont une imitation d'une

ployer nos plainctes et nos persuasions; l'ame est lors aggravee de profondes pensees, et le corps abbattu et languissant d'amour : et de là s'engendre par fois la defaillance fortuite qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit, par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la iouissance *5. Toutes passions qui se laissent gouster et digerer ne sont médiocres :

que

Curæ leves loquuntur, ingentes stupeut 7.

ode de Sapho que

Boileau a traduite. Voici sa traduction, avec

les changemens qu'y a faits M. Delille :

De veine en veine une subtile flamme
Court dans mon sein sitôt que je te vois,
Et, dans le trouble où s'égare mon âme,
Je demeure sans voix;

Je n'entends plus, un voile est sur ma vue :
Je rêve, et tombe en de douces langueurs;
Et sans haleine, interdite, éperdue,

Je tremble, je me meurs !

7 Les peines légères parlent, les grandes restent muettes. Sen. Hipp. acte II, scène 3, v. 604. P. Corneille a traduit. ainsi ce vers:

Les faibles déplaisirs s'amusent à parler;

Et quiconque se plaint, cherche à se consoler.

*5 Dans l'édition in 4°. d'Abel Langelier, publiée à Paris, en 1588, du vivant de Montaigne, on lit après le mot jouissance: accident qui ne m'est pas inconnu. Il a supprimé ces mots dans les éditions suivantes.

On ne les trouve point, au reste, dans la 1re. édition de 1580, non plus que la phrase qui suit la précédente citation: aussi n'est-ce pas, etc.

La surprinse d'un plaisir inesperé nous estonne de

mesme :

Ut me conspexit venientem, et troïa circum
Arma amens vidit ; magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio; calor ossa reliquit ;

Labitur; et longo vix tandem tempore fatur 8.

10

Oultre la femme romaine qui mourut surprinse d'ayse de veoir son fils revenu de la route de Cannes 9 Sophocles et Denys le tyran qui trespasserent d'ayse, et Talva " qui mourut en Corsegue *6, lisant les nouvelles des honneurs que le senat de Rome luy avoit decernez; nous tenons, en nostre siecle, que le pape Leon dixiesme, ayant esté adverty de la prinse de Milan qu'il avoit extremement souhaitee, entra en tel excez de ioie, que la fiebvre l'en print, et en mourut 2. Et, pour un plus notable tesmoi

8 Je marche vers ces lieux ; mais son œil de plus près
A peine eut reconnu mon visage, mes traits,
Distingué mes habits et mes armes troyennes,
Elle tombe; son sang s'est glacé dans ses veines;
Elle reste longtems sans force et sans couleur ;
Mais enfin, rappelant un reste de chaleur:

Est-ce vous, me dit-elle... etc.

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toire de Léon X. Tom. IV, p. 346 de la dernière traduction française.

*6 Corse, du latin Corsica.

gnage de l'imbecillité humaine, il a esté remarqué par les anciens, que Diodorus le dialecticien mourut sur le champ, esprins d'une extreme passion de honte pour, en son eschole et en public, ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on luy avoit faict 13. Je suis peu en prinse de ces violentes passions i'ai l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste* et espessis touts les iours par discours.

:

13 Plin. Hist. Nat. L. VII, chap. 53.

*7 Et je l'encroûte, etc.

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CHAPITRE III*'

Nos affections s'emportent au delà de nous.

SOMMAIRE. I. Un sentiment naturel nous porte à nous

inquiéter de l'avenir d'un autre côté, :

la sagesse voudrait qu'on s'occupât de préférence de ses propres affaires, et qu'on travaillât conséquemment à se bien connaître. -II. ** C'était une loi très-sage que celle qui ordonnait d'examiner la conduite des rois après leur mort. III. Exa

* Ce chapitre n'avait guères dans la première édition (1580), que trois pages; il ne contenait aucune observation, mais seulement la citation des traits relatifs à Duguesclin, à Bayard et à l'Empereur Maximilien. Montaigne le refit presque entièrement, ainsi que plusieurs autres, pour les éditions subséquentes.

* Là Montaigne paraît abandonner son sujet. Comme il se livre, dans presque tous les chapitres de ses Essais, à des divagations continuelles, nous ne les ferons plus remarquer.

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