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paraît; bien loin de soumettre la tradition chrétienne à la critique, les Hégéliens se mettent à enseigner les dogmes les plus problématiques et les plus scabreux. Pour achever de tout compromettre, Hegel, appelé à Berlin en 1818, se fait l'apôtre de la réaction politique qui trompe les espérances de la nation allemande. En politique comme en théologie, il ne s'agit plus d'une régénération mais d'une restauration; les complaisantes formules de la logique hégélienne sont mises au service des plus ardents réactionnaires pour tout légitimer.

Et pourtant que fallait-il penser de ce positivisme, de ce conservatisme excessif de la philosophie nouvelle? Au fond ce n'était qu'un vain formalisme. On adorait l'idée qu'on construisait en partant des catégories les plus abstraites, mais on ne parvenait jamais à saisir la réalité : il n'y avait rien dans ces formules éclatantes, qui firent un instant illusion. On s'aperçut qu'on se mouvait dans un monde d'ombres chinoises qui, tout au plus, côtoyait celui de la réalité. Cette prétendue philosophie de la réalité fut condamnée à hésiter sans cesse entre un mauvais empirisme et un abstrait formalisme! L'histoire corrompit la philosophie, la philosophie réduisit l'histoire à n'être plus qu'une sèche nomenclature. Tout le côté moral du christianisme, qui avait été exclusivement relevé par le rationalisme, bien que d'une manière superficielle, est entièrement sacrifié. La liberté et la personnalité, bases indispensables de la moralité, disparaissent devant une impitoyable nécessité. L'homme n'est plus qu'une phase transitoire, un moment dans la grande évolution de l'absolu.

Et puis, quel absolu que celui auquel tout est ainsi sacrifié! Il n'y a pas en lui la moindre ombre de personnalité. Ce n'est qu'une abstraction, un être pur n'arrivant à la conscience de lui-même que dans l'homme et par son moyen. L'hégélianisme que l'on accuse de panthéisme en est, à certains égards, assez innocent. Ce Dieu qui n'a sa réalité que dans le monde est une pure abstraction; le vrai Dieu c'est l'homme, comme le montrera Feuerbach, qui fera aboutir le système de Hegel à l'anthropologisme. Voilà comment, en fort peu de temps, l'hégélianisme a occupé les deux positions les plus extrêmes de restaurateur de l'orthodoxie la plus abstruse, il est devenu l'apôtre de l'athéisme. Après avoir débuté par être ultraconservateur, il est tombé dans le nihilisme; la prétendue orthodoxie du commencement a été supplantée par l'incrédulité impudente de la fin.

La théologie de Schleiermacher a suivi une marche diamétra

lement opposée. Après avoir débuté chez le maître par un panthéisme évident (voir les Discours sur la religion), elle n'a cessé de devenir plus positive chez les disciples dont quelques-uns ont été jusqu'à restaurer l'orthodoxie. Ce sont des disciples de Schleiermacher qui ont frayé la voie au confessionalisme luthérien le moins intelligent.

Mais si l'influence de Schleiermacher a commencé par être moins bruyante, moins prétentieuse, elle a été plus profonde, plus intime et surtout plus persistante. Tandis que l'impulsion provenant de l'école de Hegel est dès longtemps épuisée, on voit sans cesse éclore de nouveaux germes dans le terrain fécondé par Schleiermacher. Les orthodoxes modérés (Twesten, Nitzsch, Sack, J. Müller) se rattachent à lui; les hommes du juste-milieu (Néander, Ullmann, Umbreit, Lücke, Olshausen, Hundeshagen, Hagenbach), présentent un mélange assez confus de théologie biblique et de formules empruntées à Schleiermacher; son influence s'est également fait sentir dans le camp de la critique rationaliste et de la science sobre et sérieuse (De Wette, Baumgarten-Crusius, Hase, Bleek, Thilo, Schneckenburger, A. Schweizer). Il n'est pas jusqu'au piétisme qui n'ait à son tour pris un nouvel essor sous l'influence de ce grand homme. Les deux partis extrêmes, les néo-luthériens d'une part (Kliefoth), et les critiques négatifs d'autre part (Ch.-F. Baur, Strauss), ont également subi son influence. C'est pour entendre les leçons de Schleiermacher sur la Vie de Jésus, que le jeune David Strauss se rendit à Berlin en 1834. Elles lui inspirèrent sa célèbre œuvre de destruction.

Ce qui a fait l'originalité et la force de Schleiermacher, c'est le mélange des éléments les plus contraires. Une religiosité profonde, sublime, la mystique du meilleur aloi, s'allie chez lui à une capacité infinie de réfléchir, de raisonner sur toutes les matières. Grâce à ces deux éléments, il a exercé une influence décisive sur son époque, soit pour purifier et vivifier, soit pour détruire et pour édifier.

Afin d'ébranler le monde théologique, il plaça le levier ailleurs que n'avait fait Hegel. Tandis que celui-ci, s'en prenant à la théologie proprement dite, s'était surtout occupé des rapports de Dieu et du monde et de l'incarnation, son émule commença son œuvre réformatrice en donnant l'analyse de l'essence de la religion. On peut dire qu'il a de nouveau découvert la religion; il lui a reconquis sa sphère spéciale dans la vie de l'esprit, pour la remettre en honneur auprès de ses contempteurs parmi les hommes cultivés.

L'école de Schleiermacher est toujours restée fidèle à ce besoin caractéristique de réconcilier la religion et la culture moderne. La religion est pour lui une faculté primitive qui ne relève ni de l'intelligence ni de l'action; elle a son siége dans le sentiment. Sous l'influence de cette notion nouvelle, la dogmatique se trouve débarrassée de tout un bagage d'éléments hétérogènes qui relèvent de l'histoire, de la cosmologie et de la métaphysique: on n'en conserve plus que le noyau vraiment religieux. Ensuite c'est autour de la notion du Rédempteur et de la rédemption que tous les dogmes chrétiens viennent se grouper. Ce grand théologien a ainsi mis en saillie une face du christianisme, plus riche et plus vivante que celle du rationalisme; puis il a su jeter par-dessus bord tout ce qui était accessoire et extérieur. Cela nous explique pourquoi sa dogmatique a exercé une influence si décisive sur le public religieux.

Avouons-le cependant, les obscurités, les amphibologies ne manquent pas dans cet ouvrage capital. Schleiermacher est loin de s'expliquer sur la question du surnaturel et du miracle avec la décision qu'on était en droit d'attendre d'un penseur établi sur le terrain du panthéisme. Tout en dépassant l'ancien point de vue, il garde un ménagement qui s'impose dans les époques de transition. Ses disciples, n'étant plus à sa hauteur, crurent devoir vivifier, augmenter même par des emprunts à la tradition ces éléments hétérogènes qui dans sa dogmatique n'étaient que comme des blocs erratiques, débris d'une formation antérieure disparue sans retour.

C'est ainsi qu'en prétendant compléter Schleiermacher, on se mit, dans diverses directions, à réconcilier la conscience moderne et l'orthodoxie. Quelques-uns de ces disciples du grand théologien préparèrent ainsi, sans le vouloir, l'apparition du néolutheranisme. Mécontentes de ce syncrétisme, les natures intelligentes et conséquentes furent conduites à s'établir sur le terrain solide et légal de l'orthodoxie, exposée dans les symboles officiels. D'autres disciples, les hommes du juste-milieu, tempèrent la dogmatique de Schleiermacher par la théologie biblique. Ici, les armes acérées de sa critique sont émoussées; ses pensées sont revêtues d'une draperie biblique; la conception pratique supplante la forme dialectique.

Néander est le plus célèbre représentant de cette tendance. On l'a appelé le dernier Père de l'Église. Ce fut plutôt un moine protestant, un saint : l'unique monde pour lequel il vécut était le cou

vent de l'homme intérieur; c'est de là qu'il agissait sur l'Église. Son érudition était vaste, sa mémoire vraiment merveilleuse; il ne saurait être question de mépriser ses travaux historiques. Malgré cela, Néander a vécu sur le riche fonds des idées mises en circulation par Schleiermacher; c'est en vain qu'on chercherait chez lui des conceptions originales; enfin, grâce à son besoin d'adoucir les angles, de faire disparaître les antithèses par des appels à des considérations pratiques, il a favorisé le vague, le nuageux, le manque de décision et provoqué, plus qu'aucun autre, la réaction luthérienne.

Néander s'est borné à appliquer à l'histoire de l'Église une idée féconde, déjà mise en avant par Schleiermacher, savoir: que le christianisme n'est pas une doctrine, mais un nouveau principe de vie appelé à tout pénétrer comme le levain, et à sauvegarder, à sanctifier les individualités. Malgré cela il n'a pas su mettre ne lumière les traits caractéristiques des diverses individualités. Tous les personnages historiques de Néander ont la même physionomie; leur piété est douce, intime; ils ont renoncé au monde pour devenir presque des moines. Le fort et le faible de ce théologien c'est une certaine intériorité abstraite. Tout cela devait le conduire à mettre en saillie la vie chrétienne. Aussi a-t-il plutôt écrit l'histoire de la piété que celle de l'Église. Sa recherche de l'élément édifiant le fait tomber dans l'ascétisme. Fort supérieure, du reste, aux travaux de tous ses prédécesseurs, son histoire n'est après tout qu'un livre d'édification de l'ordre le plus relevé.

Quand Néander aborde les questions critiques, son besoin de tout concilier le fait sans cesse hésiter entre l'authenticité et l'inauthenticité d'un écrit, entre l'histoire et le mythe. On ne peut lui refuser une certaine largeur théologique, mais il manque de critique; il abandonne toutes les solutions au sentiment subjectif; il dispose d'une foule de petits moyens pour se tirer des difficultés les plus sérieuses, et des contradictions manifestes. Encore ici ce qui a fait son succès c'est le mélange de la science et de l'édification.

Notre historien avait pour devise ce mot bien connu Pectus est, quod theologum facit. Aussi les hégéliens se raillaient-ils de ses disciples en les appelant des pectoralistes. Ici encore Néander a trop abondé dans son sens. C'est bien le cœur qui fait le chrétien, l'homme religieux, mais non le théologien. Chez celui-ci un élément scientifique doit s'adjoindre aux données fournies par la vie pratique.

Une troisième branche de l'école représenta l'alliance de la critique rationaliste, et des recherches scientifiques avec les idées de Schleiermacher. De Wette adoptant pour l'essentiel les résultats du maître, tira les dernières conséquences de la tendance inaugurée par Semler et Eichhorn. Eminemment impartial, il vous laisse trop souvent dans le doute, ne sachant quel parti prendre entre les preuves pour ou contre l'authenticité d'un livre qu'il aligne avec beaucoup de soin et d'art. Pour les questions dogmatiques, De Wette est engagé dans les liens du dualisme : si son entendement, sobre et sévère, renverse les doctrines reçues, ses besoins esthétiques le portent à les restaurer pour le sentiment qui ne saurait s'en passer.

Tels furent les hommes qui imprimèrent un nouvel essor à la théologie. Grâce à eux, elle devint l'étude à la mode. Les jeunes gens les mieux doués de l'Allemagne accouraient à Berlin pour chercher auprès de ces professeurs célèbres une impulsion qui décidât de toute leur carrière. C'était le beau temps pour les études philosophiques et théologiques. L'idéalisme allemand était à l'apogée de son éclat, bien qu'il fût entouré de nuages qui devaient bientôt être déchirés.

Le tableau ne serait pas complet, si nous négligions de signaler l'avènement de la nouvelle orthodoxie. Tout artificielle qu'elle soit, cette restauration a joué un trop grand rôle pratique pour qu'il n'en soit pas tenu compte, même dans le développement de la théologie moderne. Au fait, elle n'est ni un simple produit de l'industrie berlinoise, ni un fruit de la réaction politique. L'étroitesse théologique de ses chefs sut exploiter les besoins religieux de la nation.

Une fraction de la jeunesse allemande qui avait joué un rôle décisif dans la guerre de l'indépendance, chercha à satisfaire son besoin de popularité au moyen des questions théologiques et ecclésiastiques. A leur sens, la théologie moderne était beaucoup trop spiritualiste et subtile, trop sentimentale et trop vague. Tout cela n'était qu'à l'usage des esprits cultivés. Pour atteindre le peuple, il fallait un christianisme massif, solide et bien corsé, dans le genre de celui de Luther. Puisque la philosophie et la théologie nouvelle ne savaient pas se mettre à la portée des foules, dont elles étaient séparées par un abîme, il ne restait plus qu'à sauter à pieds joints du rationalisme vulgaire dans la bonne vieille orthodoxie. Le saut était sans doute périlleux, mais il était plus commode de le risquer que de travailler lentement et péniblement à

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