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trajet de plusieurs centaines de lieues, et ainsi la sympathie d'une nation pleine d'avenir serait acquise à la France.

La seconde mesure utile que provoque la situation de ce peuple est la réforme de son administration intérieure. On obtiendrait cette réforme du divan sans lui inspirer aucune défiance, si on la présentait comme devant mettre un terme aux révoltes des Bulgares. Les évêques grecs se coalisent souvent contre leurs ouailles avec les pachas, et ce n'est pas là une des moindres causes d'anarchie pour le pays. On mettrait fin à ce scandale en faisant cesser la vente des évêchés, vente qui, à demi secrète et mal réglée, au lieu d'enrichir le fisc impérial, ne profite qu'à des intrigans. La substitution de prélats indigènes à ces étrangers ne serait que la remise en vigueur des anciens hatti-scherifs par lesquels les Bulgares choisissaient euxmêmes en synode leurs dignitaires ecclésiastiques. Un tel bienfait obtenu par l'intervention de la France la populariserait au Balkan plus que des victoires. Qu'importerait même qu'afin de trouver moins de résistance dans la poursuite de ce but, elle s'aidât de la coopération du ministre du czar? Pour être accomplie de concert avec un rival ou un ennemi, une bonne action ne perd pas son prix.

Enfin, il est encore un bienfait que la France pourrait rendre à cette nation malheureuse, et cette fois sans l'aide de la Russie: il s'agirait de favoriser le développement de la littérature bulgare. Les Turcs ne permettront jamais à ce peuple d'établir des imprimeries dans le pays même. Ils savent que le masque de l'allégorie littéraire pourrait servir à propager des opinions hostiles à la domination musulmane; mais la circulation des livres ne leur inspire aucune inquiétude. Ainsi, un écrivain slave, Veneline, a fait sur l'histoire ancienne des Bulgares un précis indigeste, mais patriotique et émancipateur. Quoique imprimé à l'étranger, il se trouve dans toutes les cabanes des didaskales. La France pourrait beaucoup sous ce rapport. Il y a à Paris, à l'Institut, des presses cyrilliques qui ont dû coûter très cher et qui ne servent à rien; on devrait les utiliser en faveur des rayas slaves, et aussi pour la gloire de la France. Il y a quelques hommes en Bulgarie dont le patriotisme et l'érudition ne demandent qu'à être aidés pour contribuer par de beaux ouvrages à la réhabilitation de leur pays; mais leurs livres ne circulent que manuscrits. Pourquoi ne les publierait-on pas? Les presses slaves acquises par Napoléon attendent toujours, depuis 1814, qu'on les mette à l'œuvre.

Ainsi se propagerait peu à peu le mouvement régénérateur qui,

en éclairant les Bulgares, finirait par leur rendre une patrie, telle seulement qu'elle peut être, c'est-à-dire ou vassale ou confédérée de l'empire d'Orient. La puissance de la Turquie, loin de diminuer, se relèverait, nous le croyons, par cet énorme accroissement de citoyens et de soldats. Ces peuples, dit-on, tournent leurs regards vers la Russie. Oui, parce qu'elle leur fait du bien : qu'on les aide plus que ne fait la Russie, et ils cesseront d'implorer les secours du czar. Une politique haineuse à leur égard serait d'autant plus déraisonnable, que l'intérêt de la France est évidemment bien moins opposé que l'intérêt russe au développement réel des diverses nationalités gréco-slaves, ou à leur formation en un faisceau d'états confédérés avec l'Orient, tous solidaires les uns des autres et tenus à s'entredéfendre. Les Orientaux sont les moins oublieux des hommes; ils se souviennent à jamais du bienfait et de l'injure: aussi tout service que leur rendra la France lui sera-il compté au jour qui décidera entre la Russie et l'Occident.

CYPRIEN ROBERT.

LE PARTI

DE LA

MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE EN 1789.

RÉIMPRESSION DE L'ANCIEN MONITEUR,

On croit assez généralement que la révolution française s'est montrée dès le début incompatible avec tout essai de rénovation modérée, et qu'elle n'a produit les idées de monarchie constitutionnelle qu'après avoir épuisé sa fougue dans des entreprises plus radicales. C'est une erreur de fait. Il y a eu dès 1789 un grand parti monarchique et constitutionnel dont le succès a été quelque temps possible et même probable. Parmi les partis qui ont tour à tour occupé la grande scène de la révolution, celui-là est le premier, le plus ancien, et les hommes qui le formaient ont droit de compter parmi les plus nobles citoyens que la France ait produits. Malheureusement ils sont venus trop tôt, et ils ont trop peu réussi pour laisser un souvenir bien retentissant. Aucune passion ne s'est attachée à leurs noms pour les rendre célè

bres, ni l'emportement qui a bouleversé de fond en comble l'ancienne société, ni l'obstination aveugle qui voulait tout conserver d'un passé plein d'abus. Ils n'ont pas eu, comme Lafayette, l'illustration qui s'attache toujours à un grand commandement militaire; ils n'ont pas eu, comme Mirabeau, la grandeur de l'éloquence et de la popularité; ils n'ont pas eu, comme les girondins, le bonheur d'une mort touchante, ou, comme les montagnards, le prestige sauvage de la terreur. Rien de tragique et de poétique dans leur mémoire, rien qui puisse frapper l'imagination ou le cœur, ni la consécration du succès, ni l'intérêt d'une belle chute; ils ont combattu et succombé obscurément, car ils n'avaient pour eux que ce qui émeut le moins les hommes, la vérité, la justice et la raison.

Ce serait le devoir du temps présent de les relever de cette obscurité. Le temps présent est leur héritier direct. Ce qu'ils ont voulu, il le veut; ce qu'ils ont tenté de faire, il le fait. Chose étonnante et bien digne de réflexion, les doctrines qui devaient clore la révolution sont précisément celles qui l'ont commencée. Ce qui ne devait être réalisé que de nos jours a été proposé et généralement accepté en 1789. L'unité nationale, l'égalité civile, la liberté politique, ces trois grandes conquêtes de nos longues luttes, la France les aurait possédées dès le premier jour, si elle avait su s'y tenir. Quel que soit le jugement qu'on porte sur ce qui a suivi, c'est là un fait qui ne peut être nié. Nécessaire ou non, le mouvement de la révolution nous a ramenės où il nous avait pris; nous sommes revenus au point de départ. Ceux qui ont inutilement essayé d'épargner à la France ce long circuit ont bien quelque titre à son souvenir, maintenant qu'elle est rentrée dans le lit qu'ils lui avaient préparé. C'est à peine cependant si elle sait leurs noms, malgré les efforts généreux qui ont été tentés plusieurs fois pour les lui rappeler (1).

Enfans d'une génération nouvelle, nous ne sommes plus emportés si vite aujourd'hui par le plus grand mouvement social qui ait agité le monde depuis des siècles. Plus calmes que nos pères, mieux éclairés qu'eux, nous jouissons de leurs victoires sans partager leurs passions et leurs erreurs. Au lieu des chimères d'un avenir inconnu, nous avons l'expérience d'un passé qui nous touche; au lieu de vengeances à exercer, nous en avons à faire oublier. Le temps a vanné les idées qui affluaient pêle-mêle il y a cinquante ans; il a distingué le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l'injuste. C'est donc à notre époque

(1) Voir surtout l'excellente Histoire de Louis XVI, par M. Droz.

que revient, ce semble, le devoir de rendre à chacun ce qui lui appartient dans cet inventaire; c'est à elle de rechercher les titres égarés de notre organisation actuelle, de retrouver le fil interrompu de la tradition, de reconnaître, de ramasser ses véritables morts dans la poudre du champ de bataille, d'honorer ceux qui ont été réellement ses devanciers et ses maîtres, de les isoler, de les séparer de ceux qui ont usurpé et souillé leur drapeau, de manifester enfin, par tous les moyens, cette unité, cette identité de 1789 et de 1830, qui est la plus belle apologie de ces deux grandes dates. Le gouvernement constitutionnel a aussi sa légitimité: pourquoi ne tiendrait-il pas à en montrer les preuves?

La réimpression de l'ancien Moniteur nous les offre à chaque pas, ces preuves, dès ses premières pages. Le parti des idées constitutionnelles en 1789 s'est appelé, dans notre histoire révolutionnaire, le parti des monarchiens. Il a dominé à l'assemblée constituante quand elle s'est ouverte; il fut le produit naturel de la première élection libre, l'expression spontanée de l'affranchissement national. Il se composait d'hommes recommandables à divers titres; Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre y représentaient la noblesse libérale du temps, d'illustres évêques y figuraient pour le clergé, mais les deux noms qui en sont restés la personnification la plus vivante sont ceux de Mounier et de Malouet: C'est que tous deux appartenaient à ce tiersétat, à cette grande bourgeoisie française qui a été de tout temps la véritable puissance politique de notre pays, soit par le barreau et la magistrature, soit par les états-généraux et l'administration, soit par l'esprit municipal, et qui s'apprêtait en 1789 à conquérir la prépondérance définitive et incontestée. Mounier était juge royal à Grenoble et Malouet intendant du port de Toulon, quand la vie publique commença pour eux en même temps que pour la France. Ils se trouvèrent prêts. Bien différens de la plupart de leurs contemporains qui n'avaient que des idées vagues, des besoins indéfinis, leur esprit était déjà plein d'idées nettes, positives et pratiques. On va en juger.

Le passage de Mounier dans notre histoire politique a été court, il n'a duré qu'un an, mais cette seule année devrait suffire pour sa gloire. Quand les trois ordres du Dauphiné se réunirent à Vizille, le 21 juillet 1788, ils élurent Mounier pour secrétaire; il avait à peine trente ans. Jeune, mais déjà influent par le talent et le caractère, ce fut lui qui anima de son esprit cette assemblée fameuse, imposant prologue de la révolution, lui qui fit adopter les trois premiers principes de notre rénovation politique, l'égalité du nombre entre les

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