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une autre maladie qui survint à son fils, émurent coup sur coup ses inquiétudes et fixèrent ses irrésolutions. Pâques approchait; elle résolut de s'adresser au sage abbé Le Gris-Duval. Elle s'exagérait un peu l'accès de la religion, la difficulté des œuvres, la nécessité des épreuves peu ordinaires; le respectable ecclésiastique la rassurait. Osons, non pas en vue de louange pour elle, mais en vue du fruit pour quelques-uns, osons soulever un coin du saint voile; elle s'écriait: C'est vous, mon Dieu, qui avez permis que je vinsse un moment dans ce monde, où nous sommes tous appelés, pour y faire un court et pénible voyage. Quand il sera terminé, alors nous reviendrons vers vous. Comment me recevrez-vous alors, quand j'apporterai au pied de votre saint tribunal le récit craintif d'une vie à peu près vide de bonnes œuvres? Oserai-je vous parler de ces faibles vertus dont les hommes insensés me louaient, parce qu'ils ignoraient qu'elles n'étaient point accompagnées de sacrifices? Me vanterai-je d'avoir été sage, quand vous me direz que j'étais si heureuse? Pourrai-je vous raconter quelques légères aumônes, qui ne me coûtaient aucunes privations? Dirai-je que je ne haïssais point mes ennemis, lorsque vous aviez permis que mon cœur fût entièrement occupé par les sentimens les plus doux? Que deviendrai-je quand vous me reprocherez de m'être enorgueillie de ma félicité, et d'avoir été fière quelquefois d'être si heureuse fille, si heureuse femme et si heureuse mère? Je me souviendrai alors, avec amertume, que je négligeais de rendre graces à mon Créateur de tous ces biens qu'il m'avait départis.....D Et l'abbé Duval, avec cet accent simple et persuasif qui était le sien, lui répondait : «Vous êtes heureuse, dites-vous; pourquoi donc vous en affliger? Votre bonheur est une preuve de l'affection de Dieu pour vous; et si, en effet, votre ame est aimante, peut-elle se refuser à répondre à la bienveillance divine? La religion, hors dans certains cas particuliers, veut une vie active. Il est plus facile, croyez-moi, d'abandonner son cœur à l'amour et au repos dans la retraite, que de servir Dieu dans le monde; c'est l'œuvre aussi d'une vraie piété d'y parvenir en cette dernière voie... Gravez au dedans de vous-même cette première vérité, que la religion veut l'ordre avant tout, et que, puisqu'elle a permis et consacré l'établissement des sociétés, elle se plaît à encourager tous les devoirs qui concourent à les maintenir... Mais surtout chassez de votre esprit cette erreur, que les peines seules peuvent nous rendre agréables à Dieu. La disposition générale à les supporter nous suffit. Laissez faire à la vie et au temps pour nous en apporter. Disposez-vous d'avance à la résignation, et, en atten

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dant, ne cessez de rendre graces à Dieu de la paix qui habite autour de vous. »

De si sages paroles la calmèrent, et elles achevèrent probablement de régler sa ligne intérieure de conduite. Ces humbles prières de Mme de Rémusat en rappellent d'autres, également pénétrantes, de Mme de Duras. On aime à voir les ames plus douces, comme les plus orageuses, proclamer le besoin d'un même port. Mais je m'arrête, n'ayant eu dessein, en tout ceci, que d'aborder un côté moins insondable, et de signaler à l'estime attentive un des esprits les plus sérieux, les plus délicatement intelligens et les plus perfectibles, que l'ancienne société ait donnés à la nouvelle.

Au milieu des divers rôles si bien remplis, de critiques, d'historiens littéraires et de biographes, il m'a semblé que c'en était encore un à prendre et à garder que celui qui aurait pour devise: introduire le plus possible et fixer pour la première fois dans la littérature ce qui n'en était pas tout-à-fait auparavant, c'est-à-dire ce qui se tenait surtout dans la société et qui y a vécu.

SAINTE-BEUVE.

LE MONDE

GRÉCO-SLAVE.

LES BULGARES.'

I.

Aux confins de l'Europe végète, asservie et malheureuse, une nation à peine connue de nom aujourd'hui, et digne cependant de tout notre intérêt. Cette nation est celle des Bulgares; elle a conservé dans le plus dur esclavage ses vieilles mœurs, sa foi vive, son noble caractère, et, après avoir eu un glorieux passé, elle semble encore appelée, par sa position géographique, à jouer un rôle important dans l'avenir. Le territoire qu'elle occupe est ce vaste triangle formé par le Danube et la mer Noire, depuis Kladovo, en face de la Transylvanie, jusqu'au port militaire de Bourgas, qui relie Constantinople à Odessa. Or, le Danube et la mer Noire étant devenus, après la Méditerranée, le principal moyen d'action de l'Occident sur l'Asie, (1) Voyez la livraison du 1er février.

il est clair que, si ces deux voies commerciales tombaient à la fois sous l'exploitation d'un même gouvernement, elles le rendraient maître effectif de la moitié de l'Europe. L'Occident, la France surtout, a un très grand intérêt à empêcher cette concentration imminente des grands débouchés de l'Asie entre les mains d'une seule puissance, et la nation bulgare, qui couvre Constantinople, qui la bloque pour ainsi dire hermétiquement du côté de la terre, réclame toute l'attention de notre diplomatie.

Cette nation compte aujourd'hui 4,500,000 ames; la profondeur continentale du pays qu'elle occupe est en proportion avec l'étendue de ses côtes. Le peuple bulgare tend même à s'enfoncer de plus en plus dans l'intérieur des terres : du côté de la Thrace, vaste désert livré aux pasteurs turcs, il colonise chaque jour de nouveaux terrains; du côté de la Grèce, il s'étend jusqu'au cœur des provinces helléniques, dont les indigènes, concentrés dans les villes et sur les côtes, ont depuis long-temps abandonné les vallées aux émigrans des montagnes. Là se montrent avec énergie les tendances opposées des deux races: le Slave ne cherche qu'à coloniser la terre; le Grec, au contraire, veut exploiter les mers et se créer sur toutes les côtes des comptoirs ou des cités. Si ces deux tendances rivales pouvaient se combiner harmonieusement et agir avec indépendance, elles suffiraient pour régénérer l'Orient.

Négligeant de constater la marche et le déplacement des races, les géographes continuent d'assigner pour limites à la Bulgarie la Thrace, la Macédoine et l'Albanie, trois provinces où abonde aujourd'hui la race bulgare. Cette race forme même le principal noyau de la population en Macédoine, puisqu'on y parle les idiomes serbe et bulgare dans tous les districts du sud-ouest, depuis la ligne de montagnes situées entre Kailari, Chatitsa, Ostrovo et Verria, jusqu'aux vallons de Niausta et Vodena; au midi seulement de cette ligne, le paysan de la Macédoine est Grec. Une courte lisière de la côte de l'Archipel appartient exclusivement à des familles bulgares, qui y occupent les petites villes de Bouïouk-Betchik, Bazar-Djedid et Sidero-Kaiech. Le nombre des Bulgares qui habitent Salonik est tel, qu'on ne peut s'empêcher de regarder cette grande ville comme possédée en commun par les Grecs et les Slaves, et on n'en exclurait certainement pas ces derniers sans provoquer dans la péninsule une sanglante réaction. En Thrace, les Bulgares tiennent aussi d'importantes positions, et jusque près de Constantinople, à Indjig, petite ville manufacturière, ils forment le fond de la population. Si l'on se tourne vers

l'Albanie orientale, on y trouve encore des districts entiers où la seule langue vulgaire est le bulgare. Enfin ils descendent jusqu'en Livadie, et on les rencontre même en Morée. La puissance d'infiltration de ce peuple vient de sa nature souple et laborieuse. Toutefois, comme il préfère les villages aux villes, qu'il abandonne volontiers aux Hellènes, il reste inaperçu; mais il n'en forme pas moins la plus nombreuse de toutes les races qui habitent la Turquie d'Europe, sans excepter même les Grecs.

Pourquoi donc le nom de Bulgarie ne désigne-t-il qu'un si petit territoire? Ce fait trouve son explication dans la politique rusée des Turcs, qui ont embrouillé à dessein les limites des peuples subjugués, pour qu'il leur fût impossible de se distinguer entre eux. Les Turcs ont fait dans leur empire ce que fait encore aujourd'hui le czar en Pologne: ce vaste pays, qui renfermait tant de provinces, est réduit, à force de mutilations, à ne plus être aux yeux des Russes qu'une gubernie ou province. L'antique tsarie bulgare, démembrée par les sultans, ne renferme plus que huit à neuf cent mille ames; mais, en dehors de cette Bulgarie officielle, des provinces entières parlent encore la langue bulgare, à peu près comme, en dépit des conventions diplomatiques, Bruxelles et Chambéry parlent et pensent en français. Il ne faudrait cependant pas conclure que tous les districts où se parle le bulgare tendent à ne former qu'un seul corps; plusieurs de ces districts ont des intérêts si intimement liés aux intérêts helléniques, qu'on ne saurait sans imprudence songer à les désunir. Une grande partie des rayas de la Thrace se rattacheront toujours, par exemple, aux Grecs de Constantinople. Déjà sous le bas-empire, au temps où les Bulgares formaient un royaume puissant, ceux de la Thrace s'étaient unis aux maîtres du Bosphore et leur payaient tribut; ils portaient dans l'histoire le nom de Romei (Roméliotes), nom commun à tous les Grecs. Encore aujourd'hui, ce sont eux qui sympathisent le plus avec les Hellènes, dont ils savent presque tous l'idiome; et, quoiqu'ils parlent de préférence leur langue nationale, ils la parlent avec ce mélancolique et méditatif accent grec, mélange de lenteur et d'impétuosité, de sons étouffés et de sons ardens, qui manque aux autres Bulgares.

Ce peuple émigre d'ailleurs volontiers; on le trouve répandu dans beaucoup de districts éloignés, comme en Serbie et en Valachie, où il vit absolument séparé de sa mère-patrie. Mais, malgré leur humeur voyageuse, les Bulgares éprouvent la plus grande répugnance à se fondre avec une autre nation. Après leur campagne de 1829, les

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