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se voilaient de larmes si pathétiques dans la scène de la fosse, et qui se relevait plus tard véhément, passionné, sublime dans son désespoir. Eh bien! la Devrient elle-même n'a jamais rempli qu'une des conditions du personnage de Beethoven; ce qui manquait à la belle Viennoise, à la fille de la Schroeder, tragédienne dans l'ame, c'était l'art de la cantatrice, le grand art des Mara et des Milder, comme on a pu s'en convaincre par la suite lorsqu'elle a voulu aborder le répertoire italien, où règnent de tout autres exigences. Mme Walker, qui s'était chargée de nous rendre la création du grand maître, a tout juste le défaut contraire; avec elle, c'est la tragédienne qui manque. La Devrient jouait cette musique et ne la chantait point, Mme Walker la chante et ne la joue pas; et tel est le caractère de la partition de Beethoven, qu'il lui vaut mieux encore être jouée qu'être chantée. Disons-le à l'honneur de l'école de Prague, dans l'air du premier acte par exemple, Mme Walker s'est élevée, comme cantatrice, à des hauteurs que la Devrient n'avait jamais atteintes. En général, on ne se rend pas compte de l'extrême difficulté, de la nature ingrate de la plupart des morceaux contenus dans cet opéra. On ne s'imagine pas quels efforts incroyables, quelle peine excessive, et souvent perdue, nécessitent chez un virtuose ces passages écrits pour le violon ou le hautbois, ces passages où le musicien n'a pas daigné un seul instant prendre en considération les ressources de la voix humaine, et qu'il faut chanter en dépit des fureurs d'une instrumentation écrasante. Pour une voix qui parvient à surmonter de pareils casse-cous et finit par se rompre à d'aussi périlleux exercices, combien de voix défaites et brisées! L'air de Pizzaro, hérissé de difficultés non moins énormes, ne répond pas davantage aux conditions naturelles de l'art du chant. Qu'on s'adresse à Barroilhet, à Ronconi, en un mot aux virtuoses les plus en renom aujourd'hui, et qu'on les mette aux prises avec cette musique tout instrumentale; je défie qu'ils y produisent le moindre effet. Ce n'est plus ici une question d'art; il s'agit simplement de savoir qui aura le dessus,de l'orchestre qui tonne ou du chanteur qui vocifère : vous diriez l'emportement démoniaque d'un tyran de mélodrame. M. Kunz, jeune baryton de Prague, et qui arrivait du fond de l'Allemagne sur la foi de menteuses promesses, a chanté cet air tant bien que mal à plein gosier; il va sans dire que l'impression a été nulle. Tous ceux qui ont entendu M. Kunz dans les rôles du répertoire italien, tous ceux qui n'ignorent pas avec quelle voix sonore et veloutée, quel style excellent, il sait rendre dans Don Juan le délicieux duo avec Zerline, et dans la Straniera le cantabile si pathétique du second acte, auraient vivement souhaité de le voir tenter une nouvelle épreuve et se produire dans un rôle moins ingrat que celui qu'il avait choisi pour son premier début, ou plutôt que les circonstances lui avaient imposé. Mais il n'y avait déjà plus de ressources, et, lorsque M. Kunz est arrivé, l'entreprise qu'il venait aider avec tant de zèle et de désintéressement était déjà frappée de mort. Le public de Faris, toujours si généreux lorsqu'il s'agit de s'amuser, n'avait pas fait défaut à cette dernière représentation du théâtre allemand.

On était venu entendre par charité l'œuvre de Beethoven, entendre surtout ces malheureux choristes, les héros de la fête, et sur lesquels se portait un intérêt mêlé de compassion. Pauvres gens, ils ont accompli leur tâche courageusement jusqu'au bout, et lorsque, dans le finale du premier acte, ils représentaient ces prisonniers amaigris par le jeûne et les souffrances, on ne se doutait peut-être pas dans la salle d'où leur venait une expression si vraie. N'importe; jamais l'hymne de liberté qui couronne l'œuvre du grand musicien de Bonn ne fut dit avec plus d'enthousiasme, jamais cet élan sublime: 0 Freiheit! Freiheit! ne fut rendu avec une plus chaleureuse inspiration, un plus sympathique délire. On ne calcule pas toutes les misères auxquelles sont en butte aujourd'hui ces quatre-vingts jeunes gens, hommes et femmes, qui partaient il y a trois mois de Mayence, de Darmstadt et de toutes ces jolies résidences des bords du Rhin, pour s'acheminer vers Paris, l'espoir dans le cœur, la chanson sur les lèvres, et se groupaient en caravane sous la direction musicale de l'un des élèves les plus intelligens de Spohr. A peine arrivés ici, la détresse les y attendait, et les voilà maintenant qui s'en retournent à pied, le sac au dos, mendiant peut-être sur la route le pain de chaque jour. Heureux encore ceux qui s'en retournent, car le malheur a si cruellement décimé ce petit groupe, que tous ne reverront pas le Rhin chéri! Il y en a qui restent à l'hôpital, d'autres que la prison retient. Le public de Paris a fait son devoir en se rendant à l'appel de ces pauvres victimes d'une administration imprévoyante. Espérons que les légations allemandes s'empresseront de venir à leur secours, et ne laisseront pas sans appui de malheureux artistes qui s'étaient mis sous la protection des génies et des chefs-d'œuvre dont la patrie commune se fait gloire.

H. W.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

31 mai 1842.

La question du droit de visite a été à plusieurs reprises renouvelée au sein des chambres; la plupart de nos hommes d'état ont été entraînés à la tribune pour y expliquer le rôle qu'ils ont joué dans cette affaire et y plaider en quelque sorte leur cause personnelle. Nous sommes loin d'applaudir à ceux qui ont provoqué et rendu nécessaires ces débats, 'débats à nos yeux inopportuns et peu conformes aux intérêts et à la dignité du pays. En voyant étaler à notre tribune nationale et les secrets de notre diplomatie, et les dissentimens de nos administrateurs, et les correspondances de nos ministres, et les conversations de nos agens, ne dirait-on pas que c'est pour l'amusement de nos oisifs et pour l'étonnement de l'étranger que nous jouissons du droit de libre discussion?

Au surplus, la cause personnelle de nos hommes d'état pouvait, ce nous semble, être défendue d'une manière toute facile et toute simple. M. Sébastiani a signé sans instructions un protocole qui n'était pas un traité, bien qu'un projet de traité y fût annexé; en réservant au gouvernement français toute sa liberté pour toutes les modifications qu'il jugerait convenable d'apporter au projet, M. Sébastiani crut devoir signer un procès-verbal ayant pour but d'inviter les trois grandes puissances du Nord à une négociation à cinq sur le droit de visite. Les agens de ces puissances à Londres, n'ayant ni pouvoirs ni instructions à ce sujet, ne pouvaient prendre la proposition qu'ad referendum, la transmettre à leurs cours, et en attendre les instructions. Qu'importe la présence à Londres de M. Desages au 12 décembre? Qu'importe de savoir si M. l'ambassadeur lui a fait connaître le procès-verbal qu'il venait de signer? Il est reconnu que M. Desages n'avait ni mission ni pouvoirs relatifs au droit de visite, qu'il ne pouvait ni approuver ni infirmer le fait de

l'ambassadeur. La présence de M. Desages à Londres était donc une circonstance inutile à rappeler.

Ce que M. le maréchal Sébastiani avait à dire, ce qu'il a dit du reste avee cette fermeté et ce courage que nul ne lui conteste, et qui l'honoreront toujours, même aux yeux de ceux qui ne partagent pas toutes ses opinions, c'est qu'au moment d'une grande et délicate négociation, de la conclusion de l'affaire belge, lorsque l'alliance anglaise, qu'il regardait comme la garantie de la paix du monde, lui paraissait pouvoir être compromise, lorsqu'il entrevoyait comme possible un traité à quatre qui, devant s'accomplir non dans les parages de l'Orient, mais sur nos frontières, aurait mis la longanimité de la France à une trop rude épreuve, il ne crut pas devoir refuser la coopération que le ministère anglais lui demandait. Il l'a cru d'autant mieux, que la signature du protocole n'était pas pour la France un engagement positif, n'impliquait pas l'acceptation de telle ou telle clause additionnelle aux traités de 1831 et de 1833. M. Sébastiani engageait plutôt sa responsabilité personnelle visà-vis de son gouvernement, qu'il n'engageait son gouvernement vis-à-vis des autres puissances. Il a fait ce qu'un homme de cœur fait quelquefois, lorsque les circonstances lui paraissent graves, délicates, difficiles. Entre les intérêts de son pays et ses intérêts personnels, il n'hésite pas. M. Sébastiani savait fort bien qu'il pouvait être désavoué, rappelé. Il a cependant signé, parce que, à tort ou à raison, il était convaincu qu'ainsi le voulaient dans ce moment la saine politique et l'intérêt de la France. On peut dire qu'il se trompait. Nul ne peut dire qu'il n'a pas agi en homme résolu et dévoué à son pays.

M. le comte Molé, ayant eu connaissance de la signature du protocole, n'a ni rappelé, ni désavoué l'ambassadeur; il a gardé le silence. Ce silence était-il un fait si singulier, si extraordinaire, si en dehors des usages diplomatiques qu'on paraît le croire? M. Molé, les amis de M. Molé, avaient-il besoin de grands efforts pour justifier l'inaction silencieuse du chef du cabinet du 15 avril? Nullement; rien de plus naturel et de plus simple que ce silence; deux mots auraient suffi pour l'expliquer. Sans doute, les circonstances politiques au milieu desquelles se trouvait alors M. Molé ont pu contribuer à son silence, l'empêcher même de prendre une connaissance détaillée de cette affaire. M. Molé était alors dans le plus fort de la tourmente politique qui a agité les derniers mois de son ministère, et il est facile de croire qu'il n'avait guère le temps de méditer sur la traite des noirs et sur la marche d'une nouvelle négociation à ce sujet. Mais, indépendamment de ces circonstances particulières, le gouvernement français n'avait aucune obligation, ni légale, ni morale, de s'expliquer sur-le-champ. Il n'y avait jusque-là qu'un procès-verbal pour inviter à une négociation commune trois cours dont on ne connaissait les intentions que d'une manière générale, dont les représentans à Londres n'avaient aucun pouvoir sur la matière. Le protocole était parti. La négociation ne pouvait commencer que le jour où les trois cours, ayant chacune murement délibéré, auraient permis à leurs agens de prendre part aux confé

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rences. Jusqu'à ce jour, rien de fait, rien de commencé en commun, à cinq. Quant aux rapports particuliers entre la France et l'Angleterre, ils restaient ce qu'ils étaient. La France voulait-elle supprimer le droit de visite? dénoncer les traités de 1831 et de 1833? Certes nul n'y songeait.

Il ne s'agissait que d'apporter, si on pouvait s'entendre, quelques modifications à ces traités, et d'obtenir par un traité nouveau le concours de toutes les grandes puissances. Le protocole ne paralysait pas la liberté du gouvernement français. L'ambassadeur avait fait les réserves nécessaires. Dès-lors quel motif ou quelle obligation avait-on de s'expliquer avant de connaître la réponse des trois cours, et lorsque le refus d'une seule d'entre elles eût été une raison suffisante de tenir le protocole pour non avenu, et de maintenir le statu quo? C'était au retour des courriers de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, lorsqu'il aurait été appelé à la négociation commune, que le gouvernement français avait à s'expliquer; c'est alors qu'il devait ou désavouer l'ambassadeur en refusant toute négociation, ou accepter la négociation, tout en usant, dans la discussion des articles, de la liberté que la signature du protocole ne lui avait pas enlevée, liberté qu'il aurait pu rendre plus efficace encore en envoyant à Londres un négociateur tout-à-fait étranger aux préliminaires de cette conférence. M. Sébastiani avait eu besoin de courage pour signer, puisqu'en signant il s'exposait tôt ou tard au désaveu et au rappel. M. Molé se conformait sagement aux habitudes diplomatiques en ne s'empressant pas de faire une réponse que rien n'exigeait dans ce moment, qui ne pouvait ni retarder ni rendre plus rapides les communications déjà faites aux trois cours, une réponse qui ne pouvait devenir efficace que plus tard, qui pouvait être modifiée par les circonstances, et qui pouvait même devenir inutile. Se presser dans ce cas n'eût pas été seulement une vaine démarche, c'eût été une étourderie. La distance qui sépare Londres de SaintPétersbourg et la lenteur habituelle des affaires laissaient au cabinet français le bénéfice du temps. Pourquoi s'empresser d'y renoncer? pourquoi devancer le cours ordinaire et naturel des choses? Voyez en effet avec quelle lenteur l'affaire a marché.

Cet empressement n'eût été concevable que dans le cas où le gouvernement français aurait repoussé avec indignation toute idée d'une négociation, quelle qu'elle fût, sur le droit de visite. Certes, si demain un ambassadeur signait un protocole pour ouvrir des négociations ayant pour but le rétablissement, chez nous, de la censure, aucun ministère n'hésiterait à le rappeler et à le désavouer sur-le-champ.

Le cas n'était pas le même. Le droit de visite, tel que les conventions l'avaient établi pour l'objet spécial de la répression de la traite, n'était alors contesté par personne. M. le comte Molé lui-même, quelles que fussent d'ailleurs ses opinions personnelles sur ce sujet, reconnaissait comme homme politique, comme ministre du roi, que, dans l'état des choses; les conventions de 1831 et de 1833 devaient être religieusement observées, qu'il était à désirer

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