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lequel venant à faire défaut, la connaissance du langage moderne est sans profondeur, et le bon usage sans racines. C'est un titre qui recommande la publication des Lettres inédites de la reine de Navarre. Un monument d'un des bons auteurs du xvre siècle (et Marguerite est de ce nombre) a toujours du prix. Sans prétendre limiter à cette époque et renfermer dans cette circonscription les études de style auxquelles se prête le vieux français, toujours est-il que le XVIe siècle en fournit l'élément principal.

En recueillant les lettres de la reine de Navarre, M. Génin a rencontré sa correspondance avec Briçonnet, évêque de Meaux. Ici la chute est grande : le sens, l'esprit, le style, tout cela disparaît, et en place arrivent le faux goût, les métaphores outrées, les idées vides, les phrases incohérentes. Il est vrai que Briçonnet a la haute main dans ce genre, et que Marguerite n'est que son écolière; mais son esprit n'échappe pas à la contagion. « Tout ce que le mysticisme, dit M. Génin, a de plus incroyable, de plus inintelligible, se trouve entassé dans ces lettres, dont la plupart ont cinquante, quatre-vingts et jusqu'à cent pages. C'est un débordement de métaphores dont la vul garité tombe à chaque instant dans le burlesque; c'est un galimatias perpétuel, absurde, qui parfois touche à la folie. Louise de Savoie (la mère de Marguerite) vient-elle à guérir d'une longue maladie, voici en quels termes Briçonnet félicite la duchesse d'Alençon du retour de la santé de sa mère : « Madame, voulant la plume tirer en « la mer de consolation qui ne peut estre distillée (combien que par «force de foi en patience dulcifiée), est présentement survenu le <<< poste (le courrier), apportant nouvelles certaines de la guérison de << madame; et ce m'a faict baisser la voyle, retirer mes avyrons, con<< vertir mes pleurs et deuil en joye. » Et, après un pompeux éloge de Madame, une peinture de l'amour qu'elle inspire à ses enfans, et de leur chagrin en la voyant malade: «Sa compassion doubleroit « vostre navrure, et la vostre en elle tripleroit, dont tourneroit le « moulin de douleur continuelle par l'impétueux cours d'eau de <«< compassion. » — « C'était, dit M. Génin, la belle rhétorique de ce temps-là, et Briçonnet passait parmi ses contemporains pour un foudre d'éloquence. » Que dire de cette épître de Marguerite? « La pauvre errante ne peult entendre le bien qui est au désert par faulte de connoistre qu'elle est déserte. Vous priant qu'en ce désert, par affection, ne courriés si fort que l'on ne vous puisse suivre... afin que l'abysme par l'abysme invoqué puisse abysmer la pauvre errante. » Et il ne faut pas croire qu'il s'agit d'une ou deux lettres écrites de ce

style. La Bibliothèque du roi possède un manuscrit de huit cents pages tout rempli de ce fatras.mystique. M. Génin remarque qu'il fallait que Marguerite eût reçu de la nature une grande solidité de jugement pour n'avoir pas été gâtée à jamais par cette longue frẻquentation d'un rhéteur de la force de Guillaume Briçonnet. Mais cette observation, qui est à la décharge de Marguerite, s'applique aussi à l'évêque de Meaux. Ce singulier prédécesseur de Bossuet, comme l'appelle M. Génin, ne délirait que dans cette correspondance et sur ce sujet; ailleurs, c'était un personnage éminent en science et en vertus. Guillaume Briçonnet avait porté d'abord le nom de comte de Montbrun; puis, quand il eut assez de la vie du siècle, il s'était fait prêtre à l'exemple de son père. Il obtint la confiance de Louis XII et celle de François Ier, fut deux fois ambassadeur extraordinaire à Rome, prononça devant le sacré collège l'apologie de Louis XII, dans laquelle il osait attaquer l'empereur Maximilien. Il représenta la France aux conciles de Pise et de Latran. Pourvu de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, il réforma les abus qui s'y étaient glissés et fit des augmentations considérables à la bibliothèque, car il aimait, cultivait et protégeait les lettres. On a de lui quelques ouvrages de théologie; Vatable lui dédia la traduction de la Physique d'Aristote et Lefebvre celle de la Politique. On voit que Briçonnet, comme Marguerite, ne divaguait que sur le fait d'une espèce de théologie mystique. Sages sur le reste, ils avaient, comme don Quichotte, un côté vulnérable dans l'intelligence, un point sur lequel le sens les abandonnait, et dès-lors ils se lançaient dans un galimatias absurde et sans terme. L'époque où l'on vit a une grande influence sur la nature de ces points faibles, influence qu'il faut savoir apprécier, et qui diminue grandement la gravité des aberrations partielles dont les meilleurs esprits ont offert des exemples. C'est une considération qu'on ne doit pas perdre de vue quand on lit la biographie de plus d'un personnage illustre..

M. Génin a rempli avec un soin scrupuleux tous ses devoirs d'éditeur. Un livre ancien (et plus le livre est ancien, plus cela est vrai) contient toujours une multitude de détails, de locutions, d'allusions, de faits qui, parfaitement clairs pour les contemporains, sont fort obscurs pour nous, qui sommes en ce moment la postérité en attendant que nous fassions place à d'autres. Rien ne s'entend plus à demimot. C'est cette ignorance des notions communes au milieu desquelles le livre a été composé, qui rend tout ouvrage ancien plus ou moins difficile à lire. On peut dire qu'il nous transporte dans un milieu

étranger et que nous y sommes dépaysés; un déplacement dans le temps est comparable à un déplacement dans l'espace; lire un livre ancien, c'est voyager en esprit dans des contrées que nous ne verrons jamais, et sur lesquelles le guide nous doit toute sorte de renseignemens. Un éditeur est ce guide: son but (y atteindre serait la perfection, impossible en cela comme dans le reste), son but doit être de faire que l'ouvrage qu'il publie se lise aussi couramment qu'un ouvrage contemporain. Une érudition qui ne sait pas reconnaître les véritables obscurités et les éclaircir, quelque riche et variée qu'elle soit, est une érudition mal employée. Dans une notice fort étendue, M. Génin a examiné les principales questions auxquelles pouvaient donner lieu la vie et les écrits de Marguerite. Quant au texte, il a, suivant le besoin, ajouté des notes concises dans lesquelles il explique les allusions, dit ce que sont les personnages nommés, et relève de temps en temps des erreurs échappées aux historiens.

Sans être très abondantes en renseignemens historiques, les Lettres de Marguerite sont loin d'en être dénuées. D'autres lettres plus importantes sans doute, car elles étaient adressées à François Ier par sa sœur, avaient été autrefois recueillies. « Je ne sais, dit M. Génin, s'il existe encore d'autres lettres de la reine de Navarre, je le crois d'après une indication que j'ai trouvée dans Fontanieu, mais de laquelle je n'ai pu tirer aucun fruit. D'autres seront peut-être plus heureux; c'est dans cet espoir que je reproduis ici textuellement la note suivante : 1525 et depuis pendant tout le règne de François Ier : Notice d'un manuscrit de la bibliothèque de M. l'abbé de Rothelin, égaré de ceux de M. Dupuy et remis à la bibliothèque du roy par M. l'abbé Boudot: Cent trente-quatre lettres de Marguerite reine de Navarre au roy François Ier son frère. Cent trente-quatre lettres à François Ier, quel trésor! Peut-être il est enfoui dans quelque recoin de la Bibliothèque royale; mais où? MM. les conservateurs, dont la complaisance et l'érudition m'ont tant de fois secouru, n'ont pu me donner de ce manuscrit aucune nouvelle. Évidemment Fontanieu (mort en 1784) l'avait encore entre les mains.... On peut être certain que tous les secrets de la cour de François Ier, grands ou petits, politiques ou autres, venaient retentir dans les lettres de Marguerite à son frère. Belle générosité du hasard s'il nous les rendait! >>

Le hasard a eu cette générosité. Depuis que M. Génin a imprimé ces lignes, le manuscrit égaré dans les recoins de la biblothèque et si vainement cherché a été retrouvé. Sans doute le public sera mis en possession de ce supplément à la correspondance de Marguerite.

M. Génin, dans sa préface, faisant remarquer sa qualité de premier éditeur et les difficultés particulières de cette position, où les derniers venus font oublier les premiers, ajoute : « Gerbert, dans un de ses sermons, parle d'une famille de pécheurs et d'une échelle dont le pied plongeait dans un lac enflammé de bitume et de soufre. Chaque descendant venait à son tour s'emparer de l'échelon supérieur, contraignant ainsi les autres à s'enfoncer d'un degré, tant qu'à la fin le père et le chef de toute cette race disparaissait englouti sous les vagues bouillantes. Cette famille de pécheurs est la famille des éditeurs, et cette terrible allégorie est leur histoire. » Il faut espérer que, bravant la perspective d'un sort aussi funeste, M. Génin profitera du temps où il est encore sur le premier échelon pour faire une publication qui lui est naturellement dévolue et pour accroître ainsi le renom de Marguerite et les richesses du xvre siècle. Indė– pendamment du fond même de cette correspondance, sur lequel je n'ai aucune donnée, la forme en doit être excellente; car, toutes les fois que Marguerite écrit à son frère, elle se garde de laisser courir sa plume.

M. Génin dit qu'on pourra, d'après la correspondance qu'il publie, porter un jugement complet et certain sur la reine de Navarre. Il faut, en effet, à côté de la conteuse spirituelle moitié gaie, moitié sérieuse, des Nouvelles, et sans oublier la correspondante de l'évê que Briçonnet, voir en elle la femme pleine de cœur et de sens qui se montre dans les Lettres, la protectrice éclairée des savans, la princesse tolérante en matière de religion dans un temps où il n'y avait pas de tolérance, enfin celle qui, entourée de toutes les grandeurs, a dit d'elle-même qu'elle avait porté plus que son faix de l'ennui commun à toute créature bien née; expression généreuse et mélancolique qui seule suffirait pour attester quel sentiment cette ame à la fois élevée et tendre, cette créature bien née, avait, sans regret de son rôle, emporté de l'expérience des hommes et des choses.

E. LITTRÉ.

REVUE MUSICALE.

LE FIDELIO DE BEETHOVEN.

C'était vers la fin de 1804; Beethoven, dans toute la force de la jeunesse, venait de publier son oratorio du Christ au mont des Oliviers, lorsque le baron de Braun, nouveau directeur du théâtre impérial de Vienne, lui proposa d'écrire un opéra, persuadé, disait-il, que les grandes qualités dont il avait fait preuve dans la musique instrumentale, ne manqueraient pas de se révéler sous un jour nouveau dans le style dramatique. Outre une somme d'argent fort honorable, le logement au théâtre lui fut offert. Il ne s'agissait plus que de choisir un poème; on se décida pour l'Amour conjugal, larmoyante élucubration de M. Bouilly, mise en musique par Gaveaux et aussi par Paër, qui l'avait produite en Italie sous le titre de Leonora.

Je me suis toujours demandé comment Beethoven, avec son génie excentrique, impatient, vagabond dans son essor comme l'aigle, avait pu s'inspirer d'une aussi pauvre ébauche, d'une anecdote bonne tout au plus à fournir le sujet d'un vertueux mélodrame du vieux temps. Évidemment ici le musicien céda au pathétique de l'idée, et vit du premier coup, dans cette fable prosaïque et bourgeoise, toute la poésie d'émotion et de larmes qu'il y a mise; peut-être encore doit-on supposer qu'il prit tout simplement tel quel, sans trop y réfléchir d'avance, le chef-d'œuvre que son poète lui donnait. En、 général, les grands maîtres, les hommes de génie, n'apportent guère, dans le

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