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L'OBLAT.

DERNIERE PARTIE."

VII.

A l'époque où Estève recevait à Froidefont un accueil si bienveillant, la marquise de Leuzière et sa petite-fille, la comtesse de Champreux, vivaient depuis quelques mois éloignées de la cour. Le deuil de cette dernière était le prétexte et non le véritable motif de leur retraite. Elles avaient quitté Versailles à la suite d'une de ces intrigues de palais qui divisaient si souvent l'entourage de la famille royale et remplissaient déjà l'existence de la reine de troubles et d'amertumes. Mais cet exil momentané et tout-à-fait volontaire devait naturellement cesser le jour où finirait le deuil de la jeune veuve. Mme de Leuzière avait saisi volontiers cette occasion de se retirer du monde pour quelque temps; elle éprouvait enfin le besoin de se reposer, de respirer un instant, pour ainsi dire, après tant d'années d'une vie écoulée dans les fastueux amusemens et les devoirs gravement puérils de la représentation. La marquise était le type des femmes de l'an

(1) Voyez les livraisons des 1er avril, 1er et 15 mai.

cienne cour; jamais grande dame du temps de Louis XV ne porta avec plus de dignité une robe de quatorze aunes, sur des paniers de six pieds d'envergure, et ne marcha plus légèrement dans les salons de Versailles avec les souliers à talons. Aucune femme de cette époque ne fut aussi spirituellement ignorante, aussi parfaitement frivole, aussi gracieusement fière. L'âge n'avait modifié ni ses idées, ni sa manière de sentir; elle se plaisait à Froidefont, non qu'elle fût désabusée des vanités du monde et lasse de se laisser aller à cet éblouissant tourbillon qui l'emportait depuis si long-temps, mais parce qu'elle avait matériellement besoin de repos pour recommencer cette vie à laquelle ses forces physiques ne suffisaient plus. Elle était d'ailleurs fort entourée dans ce qu'il lui plaisait d'appeler sa solitude. Indépendamment des hôtes qui se succédaient continuellement, il y avait à Froidefont quelques personnes attachées à sa maison, et dont la place était marquée dans sa société; c'étaient trois ou quatre filles de qualité aussi pauvres que nobles; l'une avait le titre de lectrice, les autres celui de demoiselles de compagnie. Toutes dépassaient de bien des années l'âge de discrétion, et il ne leur restait d'autre charme que l'esprit et les habitudes de la bonne compagnie. Le jour de l'arrivée d'Estève, Mme de Leuzière leur dit de sa petite voix grasseyante et mignarde :

-Mesdemoiselles, vous allez voir ici pendant quelque temps un jeune gentilhomme, le proche parent d'une personne qui fut fort de mes amies et à la recommandation de laquelle j'ai grand égard. Je vous prie de m'aider à faire les honneurs de chez moi à mon nouvel hôte, et de vous occuper beaucoup de lui. Il m'a paru un peu timide; tâchez de mettre bientôt à l'aise sa sauvagerie provinciale; j'ai à cœur que le séjour de Froidefont lui soit agréable, et qu'il en emporte un bon souvenir.

D'après les ordres de la marquise, Estève avait été installé dans un des beaux appartemens du château, et dès le premier jour il dut trouver qu'il y était comme chez lui, tant il eut le loisir et la liberté de s'y arranger à sa fantaisie. La vie qu'on menait à Froidefont était tout à la fois simple et somptueuse. Les hommes avaient à leur disposition des équipages de chasse, des chevaux, et généralement tous les moyens de distractions qu'offre la campagne; les femmes faisaient de la tapisserie, jouaient au reversi, ou, à l'exemple de la reine Marie-Antoinette, se mêlaient parfois de travaux rustiques, et allaient, en jupe de linon relevée avec des rubans roses, voir traire les vaches dans une laiterie semblable à celle du parc de Trianon.

Estève était allé saluer la marquise en arrivant, puis il avait profitė du temps qui lui restait jusqu'au souper pour faire une promenade dans le parc. Près de se retrouver au milieu de ce monde qu'il avait entrevu la veille, il éprouvait le besoin de se calmer et de se recueillir un moment : une sorte d'étonnement se mêlait à toutes ses impressions. Dans ce changement complet d'existence, rien ne rattachait le présent au passé; il oubliait ce qu'il avait été, ou, pour mieux dire, il lui semblait qu'une incommensurable distance séparait ces deux phases de sa vie, et il perdait sans effort le pénible souvenir de celle qui venait de finir. Rien de ce qui frappait maintenant ses regards n'avait d'analogie avec ce qui l'environnait naguère; on ne parlait plus autour de lui le même langage; il croyait voir des êtres d'une nature différente, et, quand il faisait un retour sur sa propre individualité, il ne se reconnaissait plus lui-même; en effet, quitter sans transition le monastère de Châalis et les moines bénédictins pour le château de Froidefont et les grandes dames de la cour, c'était changer de planète.

Estève marcha long-temps au hasard sous les sombres futaies du parc; son ame était comme inondée par un vague sentiment de bonheur, et pourtant il ne savait ce qui le rendait heureux; il ne se rendait pas compte de ce qu'il éprouvait; il ignorait ce que présagent ces joies fatales qui pénètrent le cœur et l'enivrent avant même que l'amour y ait fait naître un espoir ou même un désir. Tandis qu'il traversait l'endroit le plus solitaire du parc, il aperçut dans le vert crépuscule d'une allée deux femmes qui marchaient d'un pas indolent. Un chapeau de paille posé de côté sur leur coiffure les garantissait du soleil, et elles avaient à la main une légère canne à pomme d'or. Estève reconnut sur-le-champ l'une d'elles à sa taille d'une finesse incomparable, à ses cheveux dont la nuance dorée chatoyait sous la poudre; mais, loin de chercher à la rejoindre, il se tint à l'écart et la vit passer, caché entre les arbres. Elle avait depuis longtemps disparu, qu'il était encore à la même place, immobile et le regard fixe, comme s'il suivait par la pensée cette ravissante figure. Puis, l'esprit plongé dans d'ineffables rêveries, il reprit lentement le chemin du château.

Le soir, lorsqu'il entra au salon, les parties étaient déjà tommencées; Mme de Champreux elle-même tenait les cartes. Au moment où il s'approcha, elle détourna un peu la tête, et, sans le regarder, le salua d'un sourire. La marquise l'appela d'un petit geste, et lui dit en continuant son jeu :- Venez ça, monsieur de Tuzel, et dites

moi ce que vous avez fait aujourd'hui ; je veux savoir si vous ne vous êtes point trop ennuyé tout seul dans les allées du parc.

J'ai fait une charmante promenade, madame la marquise, répondit Estève; mais qui donc a pu vous dire que j'étais seul? je croyais n'avoir été vu de personne, car je n'ai fait aucune rencontre.

-C'est vrai; mais de belles bergères qui s'en allaient pastoralement visiter nos troupeaux vous ont aperçu sous les arbres; il eût été galant de les accompagner.

-Je n'aurais osé les aborder, madame la marquise.

-Je le sais; aussi les ai-je bien grondées de n'avoir pas été vous chercher jusqu'au fond du bosquet où vous rêviez sous un ormeau, comme un berger de Florian. Tenez, voilà Mlle de La Rabodière à laquelle j'ai particulièrement reproché cette façon de passer à côté des gens sans prendre garde à eux.

-Mais c'est moi qui devrais me reconnaître ce tort, madame la marquise, dit Estève en souriant.

-Eh! eh! je n'en disconviens pas; allez donc bien vite vous en excuser, et dire à M1le de La Rabodière que demain vous le réparerez en l'accompagnant au châlet. Je vous avertis que c'est à une grande demi-lieue du château, et que, lorsqu'il fait mauvais temps, ces dames y vont en chaise.

-Je vous demande pardon, madame, dit vivement la comtesse de Champreux, moi je vais toujours à pied. Vraiment, n'est-ce pas ridicule de s'enfermer entre quatre glaces pour aller visiter une étable à vaches, comme lorsqu'on traverse en grand habit la cour de marbre de Versailles?

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-Il est vrai, ma mignonne, répliqua gaiement la marquise; vous bravez le mauvais temps comme une vraie gardeuse de moutons, et un jour vous êtes revenue du châlet avec des souliers de satin qui faisaient eau de toutes parts et vos beaux cheveux défrisés et flottans au gré des vents.

-Ajoutez, madame, que vous m'avez vue arriver en riant de tout votre cœur et en chantant il pleut, il pleut, bergère... Ah! ma chère mère, j'ai bien ri aussi quand je me suis vue dans les glaces du salon.

C'est égal, ma fille, reprit plus gravement la marquise, je fus inquiète après des suites que pouvait avoir cette imprudence; vous aviez risqué de prendre un gros rhume.

Estève se rapprocha du groupe que formaient autour d'un guéridon les demoiselles de compagnie.

-Monsieur, savez-vous parfiler? demanda Mlle de La Rabodière

-

en lui présentant de sa main sèche et longue un morceau d'étoffe de soie brochée d'or, et sur sa réponse négative elle ajouta : - Alors nous allons découper des silhouettes; il faut absolument que vous fassiez quelque chose le soir; si vous le préfériez, je vous confierais un ouvrage en tapisserie; vous travailleriez à couvrir le fond de ces écrans. Estève préféra apprendre à faire des silhouettes, et M1le de La Rabodière lui donna la première leçon. Elle prit une feuille de papier noir, des ciseaux à pointes très fines, et, après avoir regardé autour d'elle comme pour choisir son modèle, elle se mit à découper une figure sous les yeux de son élève, qui suivait ce travail avec une curieuse attention.

- C'est fini, dit-elle en posant sur du papier blanc une petite tête de femme coiffée à la Suzanne, et qui semblait se rejeter en arrière avec un geste fier et charmant. Estève reconnut aussitôt ce profil suave, cette chevelure à demi voilée sous de légères dentelles, et ce port de tête tout à la fois hautain et gracieux. —Ah! murmura-t-il, c'est frappant!

-A votre tour, monsieur, dit la demoiselle de compagnie en lui remettant les ciseaux; essayez aussi de faire le portrait de Me de Champreux, mais ne copiez pas celui-ci; travaillez d'après nature.Et comme il taillait dans le papier noir sans lever les yeux, elle ajouta : Monsieur, regardez donc votre modèle, sinon vous allez faire une figure de fantaisie.

Estève n'osa tenir compte de cette observation; il y avait dans le regard, dans le sourire de la comtesse quelque chose d'éblouissant, un éclat qu'il ne pouvait soutenir en face. Pourtant, lorsqu'il posa sur le papier la silhouette qu'il venait d'achever, Mlle de La Rabodière s'écria - C'est d'une grande ressemblance, c'est fort bien, sauf quelques incorrections. Monsieur, vous montrez des dispositions surprenantes, et j'ose vous prédire que vous aurez un talent charmant.

:

-M. de Tuzel aime les beaux arts, dit la marquise en admirant de la meilleure foi du monde le chef-d'œuvre en papier noir, qui passait de mains en mains; c'est bien, très bien; ce talent sied mieux à un gentihomme que celui de broder au tambour ou de faire en perfection des sachets de rubans.

- Comme feu M. le comte de Champreux, ajouta tout bas Mile de La Rabodière.

Estève fut frappé de ce mot, que seul il avait entendu. Il supposa que l'époux dont Mme de Champreux portait encore le deuil était un homme frivole et nul qu'elle n'avait pas aimé, et qui n'avait laissé

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