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des plages inconnues et se trouverait au milieu de gens dont la figure, les habitudes, les idées, seraient pour lui un continuel sujet de surprise et de curiosité. La chambre de la marquise avait été arrangée à l'époque de son mariage, et tout l'ameublement êtait d'un goût qu'on appelait alors ancien, mais qui, de nos jours, serait tout-àfait nouveau. C'était le pur style rococo, les chinoiseries, les dorures surchargées, tout ce qu'il y a de plus fleuri en fait d'ornemens. Les murs étaient couverts de peintures bizarres et charmantes; des bergères en panier et à talons hauts y donnaient la main à des bergers non moins fantastiques, et des nichées d'amours s'y jouaient au milieu des plus galans trophées.- Un portrait peint par Boucher dominait entre toutes ces fantaisies, c'était celui d'une jeune femme représentée sous les traits de Pomone, avec des fruits et une serpette d'or à la main; mais les cheveux crépés et poudrés, les joues animées du plus frais vermillon qu'on pût puiser dans une boîte à rouge, et la mouche placée au coin de l'œil, contrastaient fort avec les attributs de la jeune divinité champêtre. L'ensemble de cette figure était pourtant d'une beauté gracieuse, mignarde, ravissante, qui frappa Estève; il ne pouvait détourner ses regards de ce visage qu'il hésitait à reconnaître. La marquise s'aperçut de sa préoccupation et lui dit avec un soupir et un sourire: -C'est moi, monsieur.

En prononçant ces mots, elle jeta un coup d'œil involontaire sur la glace placée en face de la bergère, et qui réfléchissait sa petite figure ridée à côté du frais visage de Pomone. Apparemment ce rapprochement l'attrista, car elle détourna aussitôt les yeux et reprit en se levant: Allons, monsieur, donnez-moi la main, et passons au salon, en attendant l'heure de faire un tour dans le parterre.

Elle posa le bout de ses doigts sur la manchette d'Estève, et l'emmena, à travers une enfilade de salles somptueusement meublées, jusqu'à celle qu'on appelait le salon d'été.

C'était une pièce décorée avec des peintures qui représentaient les travaux champêtres, exécutés par des personnages mythologiques, et dont les portes-fenêtres s'ouvraient sur le grand parterre. Une jeune femme brodait, assise dans l'embrasure d'une de ces portes. Elle avait interrompu son travail, et, le coude appuyé sur le métier à tapisserie, la tête doucement inclinée sur sa main blanche, mignonne et merveilleusement effilée, elle laissait errer son regard dans les profondes perspectives du parc. Estève ressentit une sorte de choc intérieur à l'aspect de cette figure qui lui apparut tout à coup

entre les rideaux à demi baissés, comme un tableau au milieu d'un cadre de velours; mais il y avait encore plus de surprise que d'admiration dans cette vive impression. Celle qu'il venait d'apercevoir était l'original du portrait qu'il avait admiré dans la chambre de la marquise; la jeune femme et la charmante déité avaient les mêmes traits, le même sourire, le même regard vif et velouté. Elles ne différaient que par le costume; au lieu de la draperie bleue qui flottait sur les épaules de Pomone, la dame portait une robe de taffetas grisperle, et un grand fichu de gaze retenu par des nœuds de rubans noirs.

- Ma fille, je vous présente M. de Tuzel, dit la marquise; il est le proche parent d'un ancien ami de notre famille, et il acceptera, j'espère, l'invitation que je lui ai faite de venir souvent à Froidefont. Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève et en lui présentant du geste la jeune femme, qui s'inclina avec une profonde révérence, ma petite-fille, Mme la comtesse de Champreux.

-Nous menons ici une vie fort retirée, dit la comtesse, et vraiment, monsieur, si vous acceptez l'invitation de ma mère, nous vous devrons quelque reconnaissance.

Il n'y avait sans doute au fond de ces paroles qu'une politesse indifférente, mais le sourire qui les accompagnait était si gracieux, si doux, qu'Estève se sentit troublé jusqu'au fond de l'ame, et qu'il put à peine trouver quelques mots de remerciement. En ce moment, deux ou trois vieilles femmes entrèrent dans le salon; c'étaient des amies de la marquise, momentanément installées au château. Au bout de cinq minutes, ce petit cercle entourait une table de jeu. La comtesse était retournée à sa tapisserie; Estève s'assit à quelques pas d'elle, derrière le fauteuil de la marquise, et tenta de s'intéresser aux chances d'un reversi très animé; malheureusement, il connaissait à peine les cartes, et il ne pouvait guère prendre part aux vicissitudes d'un quinola. La jeune femme observait à la dérobée sa physionomie mélancolique, sa contenance timide, embarrassée même, et, supposant qu'il n'osait lui adresser la parole, elle prit l'initiative avec une adorable bonté :

- Monsieur, lui dit-elle en souriant et sans lever les yeux de sa broderie, je vous avais bien averti qu'en acceptant l'invitation de ma mère, vous nous feriez un sacrifice. Nos plaisirs sont fort peu de chose, comme vous voyez; mon deuil m'empêche de recevoir beaucoup de monde, et les amis assez dévoués pour venir dans une

maison où il n'y a ni fêtes, ni grandes assemblées, sont des amis fort rares. Pour moi, je ne m'en plains pas, j'aime la solitude et la campagne; mais je trouve peu de gens qui aient le même goût. Allez-vous beaucoup dans le monde, monsieur?

Cette question si simple troubla Estève; il répondit d'une voix brève et basse :

-Non, madame; j'ai toujours vécu au contraire dans la solitude, et je redoute le contact de ce monde, auquel je suis étranger.

Ah! vous êtes un peu misanthrope, dit gaiement la jeune dame; eh bien! tant mieux, vous vous contenterez ainsi des distractions qu'on trouve dans notre retraite. Quand vous nous ferez l'honneur de revenir, vous pourrez choisir entre une chasse dans le parc, une partie de pêche sur les étangs, ou bien la promenade et le reversi. - Laquelle de toutes ces choses préférez-vous, monsieur?

-Celle que sans doute, madame, vous préférez aussi, la promenade, répondit Estève en tournant les yeux vers le parc, dont les futaies immenses jetaient aux approches du soir des ombres allongées sur les tapis de gazon.

La comtesse se leva en souriant et poussa le battant de la porte vitrée qui donnait sur le parterre :- Allons, monsieur? dit-elle.

- Vous descendez dans le parterre, dit la marquise sans quitter son jeu; c'est bien. Allez, allez, ma reine, faites les honneurs de céans à M. de Tuzel.

Une singulière transformation s'opérait rapidement dans l'esprit et dans la manière d'être d'Estève. Le monde au milieu duquel il se trouvait tout à coup transporté lui était tellement sympathique, qu'il semblait qu'une sorte d'intuition l'avait déjà initié à cette vie nouvelle. Le présent effaçait le passé; il agissait comme si son existence morale eût daté de la veille, et, sans calcul, sans effort, il s'identifiait complètement avec le personnage qu'il représentait dans la société de la marquise de Leuzière. Le léger embarras qu'il avait éprouvé en se trouvant seul dans les allées du parterre avec Mine de Champreux s'était promptement dissipé, et, quoiqu'il n'eût point cet usage du monde qui rend plus faciles toutes les conversations, il dut paraître à la jeune femme un homme spirituel et de façons tout-à-fait convenables; peut-être même prit-elle plus de plaisir à son entretien qu'à celui des hommes de sa société habituelle, parce qu'il ne lui disait point de ces banalités élégantes qui défraient les causeries des gens du monde.

TOME XXX.

41

Le soir, avant l'heure du souper, Estève s'approcha de la marquise pour prendre congé.

Monsieur, dit la vieille dame en lui donnant gracieusement la main, allez écrire à monsieur votre oncle comment vous avez été reçu; dites-lui aussi que j'ai consenti à vous laisser partir ce soir, mais à la condition expresse que dès demain vous viendrez vous établir pour quelque temps à Froidefont. A demain donc, monsieur; c'est chose convenue, n'est-ce pas ?

-Oui, madame la marquise, répondit Estève, entraîné par son propre désir plus encore que par l'insistance pleine de grace que la marquise mettait dans son invitation.

(La fin au prochain n°.)

M CH. REYBAUD.

DE

LA POÉSIE LYRIQUE

EN ALLEMAGNE.1

LE DOCTEUR JUSTINUS KERNER.

Comme Uhland, Justin Kerner est Souabe; Uhland vit à Stuttgard, Justin Kerner à Weinsberg, et ce voisinage des deux lyriques n'est pas le seul lien qui les rapproche. Frères par le sol, enfans tous deux de cette noble Souabe, où la vigne et les chansons viennent comme à souhait, les mêmes influences extérieures ont développé chez eux le sens inné; les mêmes traditions, les mêmes lois climatériques ont sollicité leur génie et mis en belle humeur la veine mélodieuse. Toute vraie poésie, la poésie lyrique surtout, en tant que la plus individuelle, la plus subjective, conserve, indépendamment de son caractère national absolu, des traits particuliers, certaines singularités de provinces et de cantons, certains idiotismes. Il va sans dire que ce ca

(1) Voyez le premier article sur le docteur Kerner, dans la livraison du 15 mars.

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