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trop de sel dans sa soupe. Lord Palmerston écrivait, le 9 novembre 1840, à lord Ponsonby : « Votre excellence voudra bien représenter immédiatement à la Porte que les intérêts du sultan et l'honneur de la couronne britannique demandent que le pacha envoyé en Syrie soit un homme qui exécute fidèlement les dispositions du hatti-shériff de Gulhané, et remplisse les promesses faites en Syrie au nom du sultan par l'agent britannique. Quels que soient les mérites d'Izzet-Pacha, que le gouvernement de sa majesté ne révoque pas en doute, il est évident qu'il n'est pas un homme propre aux devoirs particuliers qui lui sont imposés en Syrie; le gouvernement de sa majesté requiert donc très instamment de la Porte qu'elle veuille bien prendre des arrangemens différens pour la Syrie (1). »

La Porte fit droit à cette requête pressante, et rappela Izzet-Pacha de la Syrie; mais, comme pour le récompenser d'avoir encouru la disgrace de l'Angleterre, elle fit de lui le premier personnage de l'empire, et l'éleva au poste de grand-visir.

Depuis la déposition de l'émir Beschir, le sultan avait donné la principauté de la montagne à l'émir Beschir-el-Kassim, un des neveux du vieux despote; mais, dans la crainte de voir s'établir dans le Liban une puissance indépendante, la Porte y a ressuscité la guerre civile, et, sous le prétexte d'y rétablir l'ordre, elle a déposé l'émir Beschir-el-Kassim, et a nommé pour gouverneur de la montagne un pacha turc. Le nouveau gouverneur, OmerPacha, renégat autrichien, n'a pu occuper Deir-el-Kamar, il s'est retranché dans un point fortifié de la montagne, à Betteddin. Cependant, poursuivi par les réclamations des ambassadeurs et des ministres européens, le grandvisir se contente d'envoyer en Syrie Selim-Bey, pour faire un rapport, et se moque de la diplomatie. L'Angleterre a fait à la Porte des représentations énergiques, dont le résultat sera probablement la destitution du grand-visir. Nous ne savons ce que dit le gouvernement français. Peut-être ne dit-il rien, ce qui est éminemment sage quand on ne veut rien faire. Et pourtant la France a, de temps immémorial, été considérée comme la protectrice des catholiques du Levant; Soliman II donnait à Henri IV le titre de « protecteur unique des chrétiens du Liban, » et c'était toujours au représentant de la France qu'en appelaient les chrétiens opprimés. Assurément, il est très raisonnable de ne pas montrer d'ambition quand on a des goûts pacifiques, mais la neutralité a aussi des bornes, et il y a, pour un grand pays, quelque chose de plus dangereux encore que l'isolement armé : c'est l'isolement non armé.

(1) Correspondence, etc.

V. DE MARS.

DU CALVINISME.

ŒUVRES FRANÇAISES DE CALVIN.'

Pendant que Machiavel cherchait dans l'antiquité des leçons de politique, la France produisait un homme destiné à jouer dans l'Europe moderne le rôle d'un législateur antique; c'était Calvin. Il ne s'agit pas ici de réminiscences et de théories dues à l'érudition; non, par la seule vertu de son caractère, Calvin se trouva un jour l'instituteur et le maître d'un peuple; le christianisme eut son Lycurgue. Comme dans la Grèce on appelait Platon le philosophe, l'Allemagne, par la bouche de Melanchton, appela Calvin le théologien. Ce n'était pas assez; la théologie ne constituait que la moitié de cet homme, qu'un ardent et implacable génie appelait à gouverner cruellement ses semblables pour les sauver.

L'éducation que reçut Calvin et celle qu'il se donna plus tard concoururent à former cet accord de l'intelligence et de la volonté qui

(1) Recueillies par le bibliophile Jacob. Paris, chez Gosselin, 1842.

TOME XXX.

15 MAI 1842.

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seul produit la puissance. Comme il avait été voué par sa famille à l'église, le premier objet qui s'offrit à sa pensée fut la religion, et sa première étude fut la théologie. Plus tard son père changea d'avis, et voulut qu'il se tournât vers la jurisprudence. A Orléans, à Bourges, aux cours du célèbre Alciat, Calvin s'initia fort avant dans la science des lois, qui, lorsqu'elle règne seule dans un esprit, peut le rétrécir et le glacer, mais qui, mêlée aux autres notions humaines, communique à ceux qui la possèdent une précision et une expérience précieuses dans l'art de raisonner et de vivre. La connaissance du droit ne fut pas à Bourges sa seule conquête; il y apprit aussi la langue grecque, et put ainsi puiser lui-même aux sources vives du nouveau Testament; quelques années après, il étudiera l'hébreu à Bâle, et il sera complètement armé pour un avenir qu'il ignore. Ajoutez à cela un style à deux langues, la latine et la française; Calvin s'est assimilé Cicéron et Sénèque, et les développemens de sa théologie se trouveront empreints de je ne sais quelle splendeur romaine. Pour écrire en français, il n'est pas embarrassé : ce Picard est contemporain de Rabelais. Seulement, son style ne fera rire personne. Calvin pourra donc embrasser toute la science divine, car il sait les langues dont se sont servis Moïse, Jésus-Christ et saint Paul; quand il voudra par des lois positives contraindre Genève à pratiquer la foi, il se souviendra des leçons de Bourges et d'Alciat; enfin, comme professeur, comme prédicant et comme polémiste, il pourra au même moment répandre ses doctrines ou combattre ses adversaires dans le double idiome de Rome et de Paris.

La science est stérile quand elle ne tombe pas dans un esprit ardent. Dès que, par la mort de son père, Calvin se trouva libre de suivre les penchans de son génie, il se voua sans retour au culte de cette science nouvelle de la religion, de cette foi réformée, qui exerçait sur ses adeptes un si invincible empire. L'esprit du christianisme l'avait atteint et frappé. Calvin se sentit ému et dominė par une passion unique, la passion de la vérité religieuse telle qu'il était arrivé à la sentir et à la voir. Affranchi des liens de filiale obéissance, il rompt volontairement ceux de la patrie; il a jeté les yeux autour de lui, il a reconnu qu'en France la foi nouvelle ne pouvait échapper à une oppression tantôt sourde, tantôt ouverte, mais toujours implacable. En vain, jusque dans la noblesse et même au pied du trône, la religion réformée compte quelques sectaires; ni le génie de la royauté, ni l'esprit du peuple ne sont pour elle. Ce ne sont pas les dangers qui effraient Calvin, mais il ne peut consentir à vivre dans

un pays où la liberté d'écrire lui manque, où il faudrait acheter une sûreté précaire, et trahir sa foi par un lâche silence. La patrie de Calvin n'est plus Noyon, ni Orléans, ni Paris; c'est toute terre où il est permis aux chrétiens réformés de penser et de vivre en fidèles serviteurs de Jésus-Christ. Il partira, il ira demander aux chrétiens évangélistes de Bâle, de Strasbourg, un asile et les moyens de ne pas rester inutile à la cause commune. Telle est la puissance de la vérité, ou du moins de ce que l'homme prend pour elle, que volontairement il abandonne en son nom jusqu'au pays qui l'a vu naître. Ainsi dans les jours antiques des sages allaient fonder des systèmes et des lois loin du sol natal. Le christianisme, dont l'avènement et le triomphe furent mortels aux formes et aux institutions du monde ancien, augmenta chez l'homme cet oubli de la patrie. Il envoya des Gaulois et des Germains dans les déserts de l'Afrique. C'est qu'une grande passion dévore toutes les affections ordinaires, et qu'elle échappe par ses élans à ce qui touche et tourmente les autres hommes.

Quand Calvin arriva à Bâle, y vit-il Érasme? La critique de Bayle ne permet guère de croire à cette entrevue. Quoi qu'il en soit, le spirituel douteur, qui avait indisposé contre lui protestans et catholiques, devait éprouver pour Calvin une réelle antipathie. Celui-ci n'avait encore rien publié qui eût appelé sur lui l'attention du monde théologique, mais il roulait dans sa tête le plan de l'Institution chrétienne, et il portait dans ses discours le dogmatisme hautain qui devait inspirer ses écrits. A Bucer, qui lui demandait son opinion sur Calvin, Érasme, comme on le prétend, a-t-il répondu : « Je vois une grande peste qui va naître dans l'église contre l'église! » La violence de ce mot le rend tout-à-fait invraisemblable. Les jugemens d'Érasme, quand même ils sont sévères et malveillans, n'ont pas cette virulence grossière.

Pendant que Charles-Quint et François Ier se disputaient la prépondérance en Europe, les idées chrétiennes fermentaient. On remuait les problèmes de la religion, et l'ébranlement des esprits était général. Non-seulement les catholiques étaient troublés, mais les novateurs eux-mêmes étaient livrés à une vive incertitude sur des points essentiels de la foi, incertitude dont les catholiques triomphaient à leur tour. Calvin vit le danger; il comprit qu'au dogmatisme de l'église romaine il fallait opposer un autre dogmatisme qu'il construirait avec les opinions nouvelles en les épurant. On eût dit qu'il pressentait la polémique redoutable que Bossuet, un siècle plus

tard, devait susciter contre la réforme, et qu'il voulait, par l'Institution chrétienne, prévenir la guerre des Variations.

Cette puissante idée fut conçue d'un seul jet; l'exécution fut vigoureuse : les bases de ce grand livre, comme Calvin l'appelle lui-même quelque part, furent posées avec une profondeur énergique; mais l'auteur se réserva d'en retoucher, d'en étendre et d'en orner les proportions durant tout le cours de sa vie. « J'ai tâché d'en faire mon devoir, a écrit Calvin; non-seulement quand ledit livre a été écrit pour la seconde fois, mais toutes fois et quantes qu'on l'a réimprimé, il a été aucunement augmenté et enrichi, » C'est ainsi qu'on arrive à des œuvres durables, par l'esprit qui sur-le-champ saisit tout, et par la volonté qui achève.

C'était beaucoup pour la réforme que d'affirmer un ensemble de doctrines. Calvin, par une hardiesse imprévue, rendit le coup plus sensible. Les réformés français vivaient sous des lois impitoyables, et le pouvoir de François Ier était pour eux une tyrannie sans miséricorde. Calvin osa s'adresser au roi de France, et lui présenter son livre comme la confession de foi des chrétiens que celui-ci persécutait. Dès-lors l'Institution chrétienne n'est plus seulement une œuvre de théologie, elle est un manifeste politique. Calvin, au nom de tous 'ses frères, écrit au roi de France; on croirait assister à une scène des premiers temps du christianisme, où les apologistes de la foi nouvelle s'adressaient aux magistrats, aux empereurs. Les témoignages des contemporains abondent pour nous dire l'impression profonde que fit la Préface de Calvin. Un homme sans nom, sans titre, écrivant au roi de France pour l'éclairer et lui apprendre les vérités de la religion! l'entreprise était nouvelle. Lorsque dans le xvme siècle l'auteur du Contrat social intitulera un de ses écrits: J. J. Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, cette boutade n'aura ni l'originalité ni les périls de la liberté prise par Calvin.

Que mande Calvin à François Ier? Il commence par lui dire que, dans le principe, il ne songeait à rien moins qu'à écrire des choses qui dussent être présentées au roi de France, mais que, voyant à quel point de fureur la persécution était venue dans son royaume, il lui avait semblé nécessaire de faire connaître au roi lui-même la doctrine contre laquelle on se déchaîne avec tant de rage. Calvin proteste qu'il ne se propose point de faire son apologie en particulier pour obtenir son retour en France; car, dans l'état où en sont main

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