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quelques beaux-esprits répandirent une lumière dont le reflet nous éclaire encore. Pour la première fois on travailla sincèrement à l'œuvre que Montesquieu avait rêvée, et que Louis XVI avait été sur le point d'accomplir. La société qui revenait de l'émigration rapportait de vieilles croyances qui semblaient touchantes et jeunes; celle qui était restée en France mettait en avant de jeunes idées qui semblaient sérieuses et mûres. Des élémens des vieux àges et de ceux des âges modernes on espéra qu'un monde nouveau allait sortir, et alors, comme au XVIIIe siècle, on vit pendant quelques instans le bonheur, la confiance, et jusqu'à l'ivresse des jours d'attente. Un pareil spectacle méritait de trouver place parmi ceux que les révolutions contemporaines font passer devant nos yeux.

M. Molé moins que tout autre peut négliger l'histoire du gouvernement représentatif. C'est le gouvernement représentatif qui a fait sa gloire. Comme il l'a dit lui-même, il est certains caractères que les institutions dont nous jouissons font mieux admirer et mieux comprendre. Son caractère n'est-il pas de ce nombre? Malgré les applaudissemens flatteurs qui l'avaient accueilli déjà dans l'enceinte où il a parlé avec tant de succès l'autre jour, il est encore plus redevable de sa renommée aux débats parlementaires qu'aux élégantes et paisibles discussions de l'Académie.

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En résumé, cependant, malgré les restrictions que nous commandait notre sincérité, la réception de M. de Tocqueville reste à nos yeux une des solennités les plus belles et les plus instructives dont la mémoire doïve être gardée dans les fastes de l'Académie. M. de Tocqueville a été courageusement novateur; M. Molé, en faisant l'éloge du passé, lui a pris quelques-uns de ses traits qu'on ne saurait mettre trop de ferveur à réhabiliter : « Vous aimez, messieurs, disait le président de Montesquieu dans son discours de réception, vous aimez les hommes vertueux; vous ne faites grace aux plus beaux génies d'aucune qualité du cœur. » « Je voudrais, a dit M. Molé, que le progrès des lumières ne permît plus d'enthousiasme sans estime, et que nos futurs grands hommes ne dédaignassent plus d'être hommes de bien. » L'éloge de la vertu avait été rendu un peu banal par le XVIIIe siècle, de nos jours il était devenu trop rare. Avec la clarté de l'expression, je ne sache rien qui mérite plus d'être · réintégré dans nos discours et dans nos écrits. Il est à désirer que l'Académie prenne acte des paroles prononcées par M. Molé: elles pourront servir à régler son choix dans ses nouvelles élections. Si des bruits menaçans, qu'on a répandus dans le public, se confirmaient; si ceux qui, dans ces derniers temps, ont avili la dignité des lettres en mêlant des manoeuvres industrielles aux nobles travaux de l'artiste, venaient frapper à sa porte, ces mots pourraient servir à repousser de son sein toute une bruyante et scandaleuse littérature dont elle doit être à jamais séparée.

La réception de M. Ballanche nous entraîne bien loin des idées que cette littérature éveille. Il s'agissait de récompenser un homme dont la vie n'a été mêlée à aucun des bruits de ce monde, dont les ouvrages, comme la vertu même, qu'ils respirent, sont plus estimés que pratiqués. Peut-être pourrait-on

appliquer à M. Ballanche le mot charmant de M. Joubert, en parlant de l'aimable mystique du dix-huitième siècle, de Saint-Martin: « Il s'est élevé à la lumière sur des ailes de chauve-souris. » Ce qu'aurait été Fénelon si les doctrines du quiétisme l'eussent emporté dans son cœur sur les intérêts et les ambitions de cour, ce qu'aurait été Lafontaine si la lecture de Baruch l'avait fait renoncer pour toujours aux philis et aux Toinons, voilà ce que fut M. Ballanche, je n'ose point dire dans son talent, mais dans son existence. Ceux qui le connaissent s'accordent tous à lui prêter un mélange d'enthousiasme sacré et de bonhomie touchante, quelque chose du prêtre d'Israël et du poète pédestre du village. Comme l'archevêque de Cambrai, il a connu les sources de l'éloquence chrétienne, il a puisé à celles de la poésie antique; comme le bonhomme de Château-Thierry, il a ses naïvetés qu'on aime, ses douces distractions qu'on lui pardonne, et ce qui rend plus complète encore la ressemblance, son coin dans le salon d'une madame de la Sablière.

La vie de son prédécesseur et la sienne offraient un contraste qu'il est à peine besoin d'indiquer, tant il est facile à sentir. Tour à tour soldat, poète comique et comédien, M. Alexandre Duval rappela, dans les temps modernes, l'existence des poètes du xvia siècle. Il sillonna les mers, comme Cervantes; si la fortune avait poussé quelque escadre anglaise vers la flotte qui le portait, il aurait pu revenir comme lui avec une glorieuse blessure. Eh bien! pourtant, ce qui manqua à cette carrière dont les débuts furent éclairés par l'aurore de deux révolutions, celle de l'Amérique et celle de la France, c'est la grandeur. Après avoir promené les rêves de ses jeunes années sous le même ciel que l'auteur des Natchez, M. Duval se confina dans le monde des coulisses et fit rarement franchir les horizons de toile peinte à sa pensée. Parmi les choses légères, il en est beaucoup qui ne volent pas ou du moins qui tombent vite; la plupart des œuvres de M. Duval sont malheureusement de ce nombre. Pour retrouver et expliquer les succès frivoles et éphémères qui bercèrent agréablement la vie de l'auteur de Maison à vendre, il y avait de véritables recherches à faire, et des recherches fort étrangères à celles qui ont pu occuper l'auteur de la Palingėnėsie sociale. M. Ballanche aurait donc été des plus excusables s'il avait suivi dans son discours la coutume, fort pratiquée par ses collègues, de laisser un peu de côté celui qui est mort après avoir bien souvent survécu à ses titres d'immortalité. La conscience du nouvel académicien ne lui permettait pas d'adopter un pareil usage. Il a pris au sérieux le devoir que lui imposaient les traditions, et il l'a rempli jusqu'au bout avec l'honnêteté la plus scrupuleuse. C'était une chose curieuse que la gloire de M. Duval célébrée dans le style d'Orphée et d'Antigone. L'Amérique a inspiré àM. Ballanche quelques élans auxquels son sujet ne lui permettait pas de se livrer avec abandon et franchise. A le voir s'efforcer de fermer les yeux aux merveilles de la révolution et de l'empire pour ne s'occuper que de l'humble existence où ces merveilles se sont à peine réfléchies, on eût dit un homme qui, entouré d'une campagne éblouissante, détourne le regard de ses beautés pour ne point s'écarter du sentier étroit qu'il s'obstine à suivre.

Il arrive quelquefois que, par un même sentiment d'urbanité affable et prévenante, deux étrangers qui se rencontrent abandonnent chacun la langue qui lui est propre pour parler réciproquement celle qui lui est presque inconnue. Il en résulte beaucoup plus d'obscurité que s'ils avaient su l'un et l'autre se renfermer dans leur langage. C'est quelque chose de semblable à eet assaut plus louable qu'heureux de politesse qu'a présenté la dernière séance de l'Académie. M. Ballanche, l'homme de la retraite, le philosophe aux vues contemplatives, aux méditations solitaires, a voulu parler la langue de la littérature mondaine. M. de Barante qui était chargé de lui répondre, M. de Barante, l'homme des loisirs élégans et des cercles à la mode, l'aimable écrivain qui, pour obéir au goût de son temps, traita des questions sérieuses, mais ne sentit jamais le besoin de promener ses méditations sous d'autres ombrages que sous ceux de Coppet, l'ancien préfet de l'empire, l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg s'est efforcé de parler la langue mystique du rêveur enthousiaste de Lyon. Le sentiment qui égarait M. Ballanche sur les routes, d'autant plus inconnues à ses pas qu'elles ont été plus souvent aplanies, de l'histoire contemporaine et de la critique théâtrale, poussait M. de Barante à se perdre dans les ténébreuses profondeurs de la théophilosophie. Il y a pourtant dans les deux discours des endroits où s'est montrée l'éloquence particulière à chaque orateur. Ainsi, M. Ballanche, en parlant du romantisme, s'est livré à des considérations sociales où l'on retrouve son talent dans ce qu'il a de plus élevé. En traitant la même matière, M. de Barante a montré son esprit dans ce qu'il a de plus clair, de plus aimable et de plus facile.

Au reste, ce qui consacrera le souvenir de la séance académique de jeudi dernier, c'est bien moins les discours qu'on y a récités, que l'hommage qu'on y a rendu à la plus grande renommée de notre temps. Quand le nom de M. de Chateaubriand a été prononcé, tous les regards se sont tournés vers le grand écrivain qu'un devoir d'amitié avait conduit aux lieux où on lui décernait un triomphe. On a applaudi long-temps. Depuis Voltaire, M. de Chateaubriand est le seul homme qui ait été revêtu par ses contemporains d'une véritable royauté littéraire. Quoique moins éclatante peut-être que celle de l'auteur des romans philosophiques, sa royauté à lui a quelque chose de plus touchant et de plus digne. C'est un roi, comme peut l'être un roi de nos jours, qui a des souffrances du Calvaire dans sa vie et de la grandeur du martyr dans sa majesté. Voltaire avait donné son sourire à son siècle, M. de Chateaubriand a marqué le sien du sceau de sa douleur. Il y avait pour nos pères un moment de l'existence où leurs ames s'éprenaient de la gaîté sceptique de Candide; il y a eu pour nous tous un instant dans la vie où nos ames se sont empreintes des souffrances religieuses de René. Candide et René! L'histoire des doutes et de l'ironie du XVIIIe siècle, l'histoire des terreurs et du malaise du nôtre, sont tout entières dans ces deux noms. Je crois qu'il aurait mieux valu pour l'âge qui nous a précédés, et pour celui qui s'achève à présent, que Candide n'eût point souri et que René n'eût point pleuré; mais les deux hommes qui furent assez puissans pour rendre toute une

époque ironique et toute une époque rêveuse n'en sont pas moins les monarques légitimes de ceux dont ils ont ainsi gouverné les cœurs. En vérité, les écrivains qui ont exercé cet empire sont assez rares, les émotions qu'ils nous ont données sont assez précieuses, pour qu'on se sente sollicité en leur faveur d'une véritable tendresse, à laquelle on doit être heureux et fier de se livrer. Les larmes que M. de Chateaubriand ne pouvait plus contenir étaient sous toutes les paupières.

A la réception de M. Ballanche comme à celle de M. de Tocqueville, il y avait un public nombreux. Cette affluence de bon augure justifiait les espérances exprimées par M. de Barante à la fin de son discours. Le spirituel académicien nous a dit que le goût des lettres, dont on voyait partout des symptômes, allait donner à la société une vie nouvelle. Ce n'est pas nous qui accueillerons ces paroles d'un sourire sceptique. Nous croyons fermement à la destinée de l'art. M. Ballanche nous tient encore sous une influence trop légitime pour qu'on ne nous excuse pas de rêver mythes et symboles. En faveur de l'auteur d'Orphée, qu'on nous pardonne de rappeler Amphion et sa lyre. Cette lyre qui construit une cité montre ce que l'art pourrait entreprendre à notre époque de renouvellement social. G. DE MOLÈNES.

REVUE MUSICALE.

La troupe allemande, qui vient de débuter par le Freyschütz, à la salle Ven tadour, incomplète quant à présent, et forcée, jusqu'à l'arrivée du premier ténor de Vienne, de s'en remettre à l'inexpérience d'un jeune homme qui n'avait pour lui que sa bonne volonté, n'en a pas moins, dès aujourd'hui, des parties remarquables et dignes de lui concilier la faveur publique en attendant que ses promesses se réalisent. Et d'abord, au premier rang, citons les chœurs, qui sont excellens et de beaucoup supérieurs à ceux que M. Ræckel nous amena il y a tantôt dix ans, lors d'une première importation de l'opéra allemand en France. Comme ces gens-là comprennent et nuancent ! quel instinct de l'intonation et du rhythme, quel sentiment, quelle verve, quel pathétique! Un seul individu, pour la spontanéité, l'accord, l'indépendance, ne ferait pas mieux. Qu'on imagine maintenant, lorsque cinquante ou soixante voix franches et naturelles se groupent et s'assemblent avec cette intelligence musicale, quels effets magnifiques doivent en résulter. En Italie, le chœur n'est jamais, dans un opéra, qu'une sorte de contre-fort appuyant la voix des chanteurs, qu'une milice de réserve destinée à chauffer la coda du finale ou de la cavatine du ténor. Ni le maestro, ni les exécutans, ni le public, ne se doutent des avantages qu'on pourrait tirer d'une application moins passive. En France, il y a progrès, surtout depuis quelques an

nées; Rossini et Meyerbeer, chacun selon les conditions de son génie, ont apporté de vastes réformes dans cette intéressante partie du drame lyrique. Le second acte de Guillaume Tell et le quatrième des Huguenots, par l'intervention active des masses vocales, ne le cèdent en rien aux chefs-d'œuvre de l'Allemagne dans ce genre. Et, sous ce point de vue, l'éducation du public aurait fait un pas. Malheureusement ce qui manque en France, et, je le crains bien, manquera toujours dans cette classe d'honnêtes praticiens qui chantent par état et non par goût, c'est la note intelligente, l'instinct musical, et, si l'on veut, ce diable au corps qui possède, lorsqu'ils entonnent Weber ou Beethoven, ces bons Allemands qu'on nous représente d'ordinaire comme si flegmatiques. Vous connaissez le chœur italien, cette escouade si parfaitement disciplinée, qui se range au beau milieu de la scène, en trois piquets symétriques, et pour commencer attend que le chanteur ait fini; évidemment c'est là un chœur institué à ce seul dessein de donner au virtuose le temps de prendre haleine et de s'essuyer le visage entre la cabalette de bravoure et la reprise, mais nullement en vue des convenances dramatiques. Le chœur français, dans ses meilleurs élans, dans ses velléités les plus franches, trahit toujours plus ou moins son origine; on sent, tandis qu'il s'evertue à faire preuve d'indépendance et d'individualité, qu'il relève du génie italien; il a beau s'escrimer, il faut qu'il en revienne à son refrain d'enfance, à cet éternel: Marchons, partons, suivons ses pas, avec lequel nos pères l'ont bercé. Il n'y a au fond d'originalité, de mouvement, d'action, que dans le chœur allemand; lui seul vit de sa propre vie, lui seul prend vraiment part au drame qui se joue, il a son ivresse et sa mélancolie; les grands bois, les fleuves, les torrens, l'impressionnent; il cause et il rêve, il est un personnage de plus auquel on s'intéresse, dans le Freyschütz surtout, où son action pittoresque ou morale revient presque à chaque scène. Supprimez le chœur de la partition de Weber, et vous ôterez au chef-d'œuvre son plus beau caractère, et vous enleverez à cette musique ce haut goût de bruyères, cette âpre et puissante saveur de ravin et de montagne qu'on y respire; en un mot, cette branche de chêne vert qui est à la muse romantique de Weber ce que l'auréole d'or est à la muse céleste de Raphaël et de Mozart. Les choristes de M. Schuhmann disent le morceau d'introduction avec cette franchise traditionnelle, cette humeur entraînante, auxquelles la troupe de M. Rockel nous avait déjà initiés. Mais c'est surtout dans l'adagio du trio du premier acte, dans cet admirable dialogue qui s'établit entre le ténor et le chœur, qu'apparaissent et se développent ces précieuses qualités de demi-teinte et de nuance dont les Allemands seuls ont le secret. Comme le musicien sort ici des ornières battues! avec quelle expression musicale, quel naturel, quelle bonhomie, tous ces gens-là s'entretiennent de leurs tristesses et de leurs plaisirs! Max gémit et se lamente, le chœur l'arrête et le console. C'en est fait, je n'ai plus qu'à désespérer, dit le pauvre chasseur qui vient de manquer le but. Laisse l'espoir relever ton courage, confie-toi à la destinée, lui répond le chœur dans une phrase toute loyale et sympathique. Beethoven

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