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IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET CI, RUE SAINT-BENOIT, 7.

DES

DEUX MONDES

TOME TRENTIÈME

QUATRIÈME SÉRIE

PARIS

AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE DES BEAUX-ARTS, 10

1842

734

184212

L'OBLAT.

PREMIERE PARTIE.

I.

Au mois d'août, en l'année 1778, un carrosse élégant, escorté de deux laquais et traîné par quatre chevaux de poste, roulait à travers des flots de poussière sur la grande route de Paris à Marseille. Bien que ce train considérable semblat annoncer quelque personnage de distinction, la voiture ne portait pas d'écusson armorié, et un simple chiffre était tracé sur les panneaux d'un bleu d'outre-mer. Une femme sommeillait assise au fond du carrosse, dont les stores étaient soigneusement baissés. Le demi-jour qui filtrait à travers le taffetas vert jetait un reflet pale et adouci sur cette figure naturellement haute en couleurs, et qu'une légère couche de rouge enluminait encore. La dame avait dû être belle jadis; mais les jours fleuris de sa jeunesse étaient depuis long-temps écoulés, et de ses charmes tant admirés, il ne lui restait qu'une tournure noble, certains airs de tête imposans et les plus belles mains du monde. Le costume qu'elle portait semblerait aujourd'hui souverainement ridicule et gênant; mais, pour cette époque, il était d'une simplicité tout-à-fait élégante et

commode. Elle avait quitté ses paniers, et d'énormes poches de crin soutenaient sa jupe d'étoffe de Perse à grands ramages. Une grosse épingle à médaillon attachait son fichu, dont les plis bien empesés se gonflaient à chaque mouvement de sa poitrine, et lui donnaient quelque ressemblance avec un pigeon qui se rengorge. Ses cheveux crêpés et poudrés à frimas étaient coquettement surmontés d'une coiffure de gaze ornée de rubans violets. Toute sa personne exhalait une senteur ambrée, qui, se combinant avec l'odeur violente du tabac d'Espagne contenu dans une délicieuse boîte d'écaille, remplissait l'air de ces émanations irritantes auxquelles sans doute il faut attribuer la découverte des maladies nerveuses que nos grand'mères appelaient des vapeurs.

Sur le devant du carrosse était assise une autre femme, qu'à sa tenue, à sa physionomie discrète et prévenante, il était aisé de reconnaître pour une suivante de bonne maison. Un petit chien hargneux, tout pomponné de rubans roses, et qui répondait au nom de Mignon, dormait sur les genoux de la dame. A moitié du relais avant d'arriver à Aix, la voyageuse s'éveilla et avança la tête à la portière.

-Andrette, s'écria-t-elle, nous arrivons.

· Madame reconnaît le pays; un beau pays, vraiment! répondit la suivante en regardant par l'autre portière la campagne grisâtre, silencieuse et embrasée.

-Oh! non, non, Andrette, ce pays n'est pas beau, répliqua la dame en parcourant d'un regard ému la plaine bornée par les montagnes chauves de la Trévarèse; mais c'est ici que je suis née. Làbas, je vois la maison de mon père, la maison que je quittai il y a trente ans passés, et où je n'étais plus revenue.

A ces mots, elle passa son mouchoir sur ses yeux mouillés de larmes, et, se penchant à la portière, elle cria au postillon en langue provençale :

-A la Tuzelle! Coupez droit par le petit chemin à gauche, et, si les ornières sont trop profondes, prenez à travers clamps.

Le postillon lança intrépidement ses chevaux dans un chemin pierreux et coupé de ravins, où le carrosse roula avec d'horribles cahots, et non sans péril de verser sur les tas de cailloux qui bordaient cette voie peu fréquentée. La campagne était déserte, de tous côtés s'étendaient à perte de vue des champs dont la végétation semblait morte comme pendant les mois d'hiver; pourtant, de loin en loin, quelques allées de vigne égayaient de leur verdure les tons grisâtres et brûlés du paysage. Pas un oiseau ne traversait l'air enflammé; les insectes

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