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peu agréable; la cadette, le voile noir et la clôture chez les bénédictines. Parfois, considérant le sort qui les attendait, elles se désolaient et formaient, pour s'y soustraire, des projets extravagans. La belle Adélaïde surtout ne pouvait se faire à l'idée de devenir la femme de quelqu'un de ces gentilshommes campagnards qui demeuraient aux environs de la Tuzelle. Sur ces entrefaites, le plus simple hasard commença l'histoire romanesque qui revenait maintenant à l'esprit de Mme Godefroi. Un soir qu'il faisait mauvais temps, on entendit frapper au grand portail : c'était un homme à cheval, qui, surpris par l'orage aux environs de la Tuzelle, demandait un gîte pour la nuit. Quelques instans après, un grand jeune homme de très bonne mine entrait dans le salon où les deux sœurs veillaient avec leur père. L'étranger déclina son nom; il s'appelait Sébastien Godefroi, et il était commis aux gabelles. M. de Tuzel était plus qu'aucun gentilhomme infatué de sa noblesse; mais il ne mettait aucune morgue dans ses relations, et souvent, le dimanche, il faisait la partie de boule avec ses paysans. Il introduisit le commis aux gabelles dans le salon, et ces demoiselles eurent la condescendance de faire la conversation avec lui. Quand Sébastien Godefroi partit le lendemain matin, il était déjà amoureux de M11e Adélaïde. Le vieux gentilhomme avait bien pu recevoir une fois sans conséquence et faire asseoir à sa table un commis aux gabelles; mais de telles relations devaient nécessairement s'arrêter là. Godefroi se garda bien de risquer une visite, mais il se permit secrètement mille galanteries; il envoya des vers, des bouquets, qu'on n'accepta pas d'abord; il se déguisa en colporteur pour revoir l'objet de sa flamme; enfin il fit des folies qui finirent par toucher le cœur d'Adélaïde. Une correspondance s'établit; on expliqua par lettres les sentimens de son cœur. C'était, d'une part, l'amour le plus humble et le plus désespéré; de l'autre, un commerce de tendresse entremêlé de résistance et de remords. Toute cette belle passion aurait fini sans doute par s'user d'elle-même, si une circonstance décisive n'était venue l'entraver. Un jour, M. de Tuzel fit venir ses filles, et annonça sans préambule, à l'une, qu'elle épouserait le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence; à l'autre, qu'elle entrerait au couvent le surlendemain. Le parti qui se présentait pour Adélaïde était bien au-dessus de ce que son père avait espéré pour elle; il ne s'agissait plus de ces gentilshommes campagnards dont l'alliance l'avait épouvantée. Le marquis avait une belle fortune, une belle position dans le monde, et, comme on disait dans ce temps-là, c'était un cavalier accompli. M. de Blanquefort

n'était jamais venu à la Tuzelle, et les paroles ne devaient être données qu'après la première entrevue; mais M. de Tuzel avait voulu éloigner d'abord sa seconde fille, dans la crainte des comparaisons. Adélaïde avait pourtant une beauté régulière, des yeux noirs, fiers et charmans. C'était la plus belle créature qu'on pût voir; mais Cécile avait des cheveux blonds, des yeux d'un bleu mourant, et ressemblait à un ange.

Les deux sœurs n'eurent pas même la pensée de résister aux volontés de leur père; elles allèrent s'enfermer dans leur chambre pour pleurer tout à leur aise.-Que je suis à plaindre! dit Adélaïde; quel malheur d'épouser un homme qu'on ne saurait aimer!

- Cela vaut encore mieux que d'entrer au couvent, s'écria Cécile tout en larmes. Ah! ma sœur, que vous êtes heureuse d'être l'aînée!

Le surlendemain, M. de Tuzel conduisit ses filles à la ville. Adélaïde accompagna sa sœur jusqu'à la porte du couvent. Quand il fallut se séparer, elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre; Cécile, suffoquée par ses sanglots, était près de s'évanouir.

-Oh! ma sœur! ma sœur! répétait-elle tout bas, j'en mourrai! Alors une pensée soudaine vint à l'esprit d'Adélaïde, elle considéra le désespoir de Cécile et sa propre situation; elle songea à Sébastien Godefroi, et sa résolution fut prise.

-Allez, allez sans crainte, ma sœur, dit-elle en étreignant Cécile avec un mouvement indicible de tendresse, de douleur et d'énergique volonté; vous ne resterez pas long-temps dans cette maison : demain, c'est vous qui serez l'aînée.

En effet, la même nuit, Adélaïde de Tuzel partit avec Sébastien Godefroi.

Les deux amans arrivèrent le lendemain à Avignon. Une fois en terre papale, ils étaient à l'abri de toute poursuite. Quelques jours plus tard ils se marièrent. Godefroi était intelligent, ambitieux; il alla tenter fortune à Paris, et devint en peu d'années un des plus riches financiers de l'époque. Cécile épousa l'homme auquel sa sœur avait été destinée. Ce mariage consola M. de Tuzel de ce qu'il appelait la honteuse mésalliance de sa fille aînée. Le vieux gentilhomme ne pardonna jamais à Mme Godefroi, qui demeura brouillée avec toute sa famille. La marquise seule lui écrivait en secret. Cela dura ainsi trente ans. Pendant ce laps de temps, la première indignation s'était un peu apaisée, et, quelques années après la mort de M. de Tuzel, le marquis de Blanquefort avait permis à sa femme de recevoir Me Godefroi, lui-même avait annoncé qu'il viendrait à la Tuzelle saluer sa belle-sœur.

La vieille dame, assise au milieu de sa chambre de demoiselle, revenait avec une sorte d'étonnement sur ces souvenirs : il y avait si loin des illusions tumultueuses de sa jeunesse aux froides réalités du présent! Il s'était opéré en elle une si complète métamorphose! Après avoir été une jeune fille exaltée et romanesque, elle était devenue, presque sans transition, une femme philosophe et raisonneuse. Au milieu de toutes ces réflexions, la bonne dame s'était insensiblement assoupie. Un léger bruit la réveilla au bout de deux heures: c'était la marquise qui entrait; elle était agitée et tremblante. - Qu'avez-vous, ma sœur? Que se passe-t-il? dit Mme Godefroi en se levant vivement; vous êtes toute troublée.

-J'entends une voiture, répondit-elle, c'est M. de Blanquefort... Il arrive.

-Et voilà l'effet que produit sur vous sa présence! s'écria Mme Godefroi en la regardant avec inquiétude.

Mme Blanquefort détourna les yeux en serrant le bras de sa sœur; elle lui dit d'une voix plus basse, et comme si quelque crainte qu'elle n'osait avouer l'eût préoccupée :

-Je vous en prie, Adélaïde, gardez le silence sur certaines questions en présence de M. de Blanquefort; il serait inutile, dangereux, de vous expliquer devant lui...

-Il ne faut pas lui parler d'Estève? interrompit Me Godefroi.

- Ne prononcez pas même le nom de cet enfant devant le marquis, répondit Mme de Blanquefort, dont les traits décomposés annonçaient quelque secrète et terrible angoisse qu'elle essayait vainement de dominer.

-Il y a long-temps que vous n'avez vu votre mari? dit Mme Godefroi après un moment de silence.

La marquise fit un signe affirmatif : elle était défaillante.

-Des années peut-être? reprit Mme Godefroi.

-Plusieurs années, répondit Mme de Blanquefort en levant les yeux au ciel, comme pour demander à Dieu la force de supporter cette entrevue.

Ma pauvre sœur, est-il possible que vous ayez été si malheureuse! s'écria Mme Godefroi surprise et consternée.

En ce moment, l'arrivée d'une voiture ébranla le pavé de la cour. A ce bruit, Mine Godefroi releva la marquise, qui était tombée sans force sur un siège.

-Venez, ma sœur, reprit-elle avec énergie, venez; que pouvezvous craindre? Ce n'est pas devant moi, dans la maison de votre

père, que M. de Blanquefort oserait manquer aux égards qu'il vous doit.

Elles descendirent. Le marquis et son fils aîné étaient déjà au bas de l'escalier. Mme Godefroi s'avança avec une politesse froide et fière: elle s'attendait à quelque scène embarrassante; mais le marquis démentit sur-le-champ ses prévisions. Il baisa la main de sa bellesœur, salua sa femme comme s'il l'eût vue la veille, et dit à Mme Godefroi, en lui présentant son fils aîné: Madame, voici votre neveu, le comte Armand de Blanquefort. Il était aussi impatient que moi de vous rendre ses devoirs.

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-Monsieur le marquis, je vous remercie de me l'avoir amené, répondit la vieille dame; c'est un charmant cavalier. - Et se tournant vers la marquise, elle ajouta : - Vous avez le droit, ma sœur, d'être une orgueilleuse mère!

Mme de Blanquefort entendit à peine ces paroles; elle s'était rapprochée de son fils aîné, et le considérait, absorbée dans un secret attendrissement. Sans doute elle avait été bien long-temps privée de sa présence, car, en le revoyant, elle avait tressailli, l'ame saisie d'une émotion qui dominait l'impression terrible que lui avait causée l'arrivée de son mari. Le comte Armand allait baiser la main qu'elle lui tendait; mais elle s'arrêta en disant, avec l'accent d'un doux reproche : - Vous ne m'embrassez pas, mon cher fils?

Ma mère! répondit le jeune homme en baissant la voix comme s'il eût craint d'être entendu, ma bonne mère, que je suis heureux de vous revoir!

Il fallait que Mine de Blanquefort eût été bien long-temps et bien cruellement délaissée de sa famille; il fallait qu'elle eût craint de perdre jusqu'à l'affection de son fils, car, à ce mot, elle devint pale de joie, et, se tournant vers M. de Blanquefort avec un élan de reconnaissance, elle s'écria :-Ah! monsieur, que de graces je vous dois! Qu'il y a long-temps que Dieu ne m'avait donné un jour heureux comme celui-ci !

En ce moment, Estève, conduit par l'abbé Girou, descendit pour saluer son père. A son aspect, la marquise se tut; l'expression de joie qui avait éclairé ses traits s'effaça subitement; un frisson inté rieur parcourut tout son être; on eût dit que le poids de ses douleurs, un instant soulevé, retombait plus pesant sur son cœur. En apercevant Estève, le marquis avait aussi changé de visage. Quelque chose de sombre et de violent éclatait dans le regard qu'il arrêta sur lui; mais, se remettant aussitôt, il salua le précepteur, et lui dit, en

manière d'observation :- Cet enfant a beaucoup grandi, monsieur l'abbé.

Ce fut là toute l'attention qu'il accorda au pauvre Estève, qui, tout interdit et troublé, s'était instinctivement rapproché de sa mère. Le marquis passa devant lui sans le regarder, et offrit la main à Mine Godefroi pour remonter au salon.

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Le marquis de Blanquefort était alors un homme d'environ soixante ans. Aucune infirmité n'avait frappé sa vigoureuse vieillesse, et sa figure présentait encore un type frappant. Ses traits étaient fortement accusés, et son profil offrait ces grandes lignes auxquelles on reconnaît les portraits de Louis XIV; c'était une beauté de race qui caractérisait les Blanquefort, et se transmettait avec le sang. Le marquis avait les façons élégantes et polies d'un homme du monde, mais tempérées par une austère gravité. Comme tous les membres des anciennes cours souveraines, il était justement pénétré de la dignité de ses fonctions, et l'on sentait en lui à un haut degré la religion d'honneur d'un gentilhomme et la sévère intégrité d'un magistrat. Pourtant, à travers ces grandes manières, qui véritablement imposaient le respect, perçaient parfois certains traits de caractère, et ceux qui approchaient de près le marquis, savaient qu'il était d'un naturel violent, despotique et inflexible.

Le comte Armand avait tous les traits de son père; c'était une de ces ressemblances frappantes qui caractérisent l'individu et font connaître au premier aspect de quelle race il sort. En voyant les traits du comte Armand, on reconnaissait qu'il était un Blanquefort aussi bien que s'il eût, comme au temps passé, porté son écusson armorié sur la poitrine; mais sa physionomie annonçait, entre son père et lui, une dissemblance morale non moins complète que la ressemblance physique : le jeune comte avait l'air doux, timide et mélancolique de sa mère.

Mme Godefroi avait été rassurée à demi par l'accueil de son beaufrère. Elle jugea sur-le-champ que c'était un homme d'un esprit élevé, d'un noble caractère, et il lui sembla que le bonheur de cette famille qu'elle venait de trouver si désunie n'était pas entièrement perdu. Elle résolut d'observer en silence cette situation qu'elle ne comprenait pas encore entièrement et d'agir ensuite d'une manière directe auprès du marquis.

On s'était assis dans le salon, et entre ces quatre personnes, dont l'esprit devait cependant être préoccupé d'intérêts vifs et présens, il n'était question que des choses les plus indifférentes. Pendant une

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