Page images
PDF
EPUB

même vous êtes la vivante image de la souffrance, des longues douleurs qui conduisent au dégoût de toutes choses. Ma chère Cécile, votre aspect me navre. Je croyais retrouver une heureuse mère de famille dont la jeunesse devait s'être prolongée dans une vie calme et prospère, et je vois une femme délaissée, détruite par je ne sais quelles peines affreuses. Pourtant vous avez fait un grand mariage selon le monde, et je crois aussi un mariage selon votre cœur.

-Je ne me plains pas de M. de Blanquefort, répondit la marquise, dont l'austère visage trahissait les angoisses d'une ame qui réprime ses souffrances.

Mme Godefroi serra la main qui était restée entre les siennes, et après un silence elle reprit doucement: Ma sœur, votre cœur a changé pour moi; j'ai bien retrouvé en vous la tendre amitié de nos premières années, mais la confiance est perdue. Vous vous êtes déshabituée de me parler comme autrefois, quand nous nous disions tous nos secrets de jeunes filles : j'attendrai que cette confiance revienne.

La marquise soupira profondément et ne répondit pas.

- Ma chère Adélaïde, parlons de vous, dit-elle après un silence; M. Godefroi a été un bon mari; vous avez eu une vie heureuse et pleine de prospéritės.

- Oui, la fortune nous a souri; M. Godefroi est devenu immensément riche, répondit la vieille dame. Nous avons ce qu'on appelle une bonne maison, et j'en fais, je crois, assez bien les honneurs pour une parvenue.

Comme une femme de la maison de Tuzel doit savoir faire les honneurs de chez elle, interrompit gravement la marquise.

- J'aurais pu oublier ces bonnes traditions, si la fortune n'était venue en aide à ma noblesse, répliqua en souriant la vieille dame. Par le temps où nous vivons, les gens de finance vont de pair avec tous; M. Godefroi tout court est reçu dans le monde où vont les plus grands seigneurs du royaume, et j'y ai naturellement ma place près de lui. Nos enfans sont déjà des hommes, et leur position est toute faite; l'un sera fermier-général comme son père, l'autre étudie les sciences naturelles: il deviendra, je l'espère, un savant. Je mène une vie calme et agréable au milieu de ma famille, dans la société des gens d'esprit, des philosophes dont je me suis entourée. J'avais débuté d'une façon plus romanesque; mais ma première folie m'a rendue sage à tout jamais, et depuis long-temps M. Godefroi ni moi ne ressemblons plus à des personnages de roman.

La marquise avait écouté ces paroles avec une joie inquiète.

- Ma chère Adélaïde, dit-elle, la Providence a veillé sur vous; au milieu de votre bonheur, il faut vous souvenir que vous tenez tout de la main de Dieu, il faut songer à lui....

- Ne prêchons pas, ma sœur! interrompit Mme Godefroi avec une bonhomie tant soit peu railleuse; si vous tentiez de me convertir, je serais obligée de me défendre par des argumens qui vous scandaliseraient. Rappelez plutôt mon neveu; je veux que cet enfant s'habitue à voir sa tante.

Un moment après, Estève entra au salon avec un homme âgé, d'un extérieur grave, et qui portait l'habit ecclésiastique.

- Ma sœur, je vous présente M. l'abbé Girou, dit la marquise en se levant à démi pour saluer le prêtre; nous lui avons de grandes obligations. Il a bien voulu se charger de l'éducation de mon fils, et Estève lui doit tout ce qu'il sait, tout ce qu'il est; il lui doit d'avoir à son âge plus de sagesse et de piété que bien des jeunes gens élevés dans le monde.

3

Mme Godefroi salua froidement l'abbé et jeta rapidement sur lui un regard observateur, sévère, presque dédaigneux. La vieille femme philosophe professait une franche aversion pour les prêtres en gé,, néral, et l'abbé Girou lui était suspect en particulier par la position qu'il semblait avoir prise dans la maison de sa sœur. Sans paraître faire plus d'attention à lui, elle attira Estève près d'elle et dit en le flattant d'un geste affectueux :

- Voyons, mon beau neveu, dites-moi si vous ne seriez pas bien aise de faire un voyage à Paris et de connaître vos cousins Godefroi? Ne viendriez-vous pas volontiers avec moi quand je partirai? ·

L'enfant regarda sa mère, puis son précepteur, et n'osa répondre. Cette soumission, cette obéissance passive, indignèrent Mme Godefroi; selon ses idées, elle avait sous les yeux la triste victime d'une éducation dirigée d'après des préjugés odieux, des idées absurdes. Il y eut un moment de silence; la vieille dame était près de manifester hautement son opinion. Elle se tourna vers l'abbé pour l'attaquer de quelque parole mordante; mais ses yeux rencontrèrent les yeux pleins de mélancolie et de sérénité du vieillard. Il y avait dans la physionomie de cet homme quelque chose qui la désarma à demi; elle passa la main sur les cheveux d'Estève, et reprit en souriant: Allons, cher enfant, relevez votre petite tête et répondez-moi : Est-ce que vous ne seriez pas content de voir un peu le monde, de voir les grandes villes?

J'ai été deux fois à Aix, répondit naïvement Estève.

Vraiment! deux fois en votre vie vous avez fait ce voyage? Trois grandes lieues! Voilà ce qui s'appelle avoir vu le monde! Et dites-moi, vous êtes-vous amusé à la ville?

Je suis allé à vepres à la cathédrale, et j'ai entendu les orgues : c'était bien beau!

- Et l'on ne vous a pas mené aussi à la comédie?

- Un oblat ne peut prendre part à des plaisirs si mondains, dit l'abbé avec une gravité qui n'avait rien de trop sévère et en regardant la marquise, dont la physionomie annonçait un secret malaise, un pénible embarras et toutes les anxiétés d'une conscience timorée en présence de certaines questions.

- Un oblat! qu'est-ce qu'un oblat? demanda Mme Godefroi en s'adressant cette fois à l'abbé Girou.

- Madame, répondit-il simplement, c'est celui qui a été offert au Seigneur et voué dès sa naissance à l'état religieux.

- Et cet enfant est un oblat? dit Mme Godefroi en se tournant vers la marquise.

[ocr errors]

- Oui, répondit-elle d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre calme et assurée, mais avec un tremblement, une pâleur, qui dẻmentaient cette apparente fermeté; oui, avant sa naissance, j'ai fait vœu pour lui, je l'ai consacré à Dieu, j'ai promis qu'il prendrait l'habit dans l'ordre de Saint-Benoît.

A cette déclaration, Mine Godefroi se leva avec un geste d'indignation concentrée. Sa première parole allait être un blâme énergique, une protestation contre le fanatisme aveugle et téméraire qui avait dicté ce vœu terrible; mais un mouvement de l'abbé Girou l'arrêta : il lui montrait silencieusement Mine de Blanquefort. La marquise était à deux pas d'Estève qui, assis sur un tabouret devant elle, ne pouvait la voir, et, la tête inclinée, les mains jointes, immobile et comme raidie par quelque horrible contraction intérieure, elle arrêtait sur son fils ses yeux fixes et brûlans, des yeux où, malgré elle, éclatait un morne et muet désespoir. Mme Godefroi comprit cette révélation tacite; elle comprit que ce n'était pas le zèle d'une dévotion exagérée qui avait décidé du sort d'Estève, mais elle ne pénétra pas le secret d'une si étrange et si cruelle situation. Inquiète, étonnée, elle gardait le silence et interrogeait du regard l'abbé Girou. Le vieillard s'était rapproché de la marquise; on voyait, à sa manière de lui parler, qu'il avait l'habitude de venir en aide à cette ame souffrante.

-Madame la marquise, voulez-vous me permettre d'emmener

mon élève? dit-il doucement; nous avons encore à travailler aujourd'hui, et voici l'heure de la méditation.

me

Oui, oui, monsieur l'abbé; ne violons pas la règle, répondit Me de Blanquefort, d'une voix faible et avec une expression déjà plus calme.

Estève salua sa tante et se retira lentement; mais quand il eut passé l'antichambre, il se mit à sauter les degrés quatre à quatre comme un franc écolier. Mme Godefroi était allée avec l'abbé jusqu'à la porte du salon.

-Le travail, puis la méditation à la chapelle sans doute, dit-elle gravement, mais sans aucune nuance de raillerie ou de blâme. Ah! monsieur l'abbé, vous élevez ce pauvre enfant de manière à n'en faire jamais un homme.

-Puisqu'il doit être moine, répondit l'abbé Girou à demi-voix et sans lever les yeux.

- Il a raison, murmura Mme Godefroi en revenant près de la marquise.

Un moment après, elle se retira dans son ancienne chambre, są chambre de demoiselle, où l'attendait Andrette. Là aussi tout était resté dans le même ordre, et la vieille femme retrouva des vestiges d'une époque de sa vie dont les souvenirs même s'étaient graduellement effacés de son cœur. Elle sourit et soupira en reconnaissant un nœud de rubans roses qui ornait jadis un bouquet offert furtivement par M. Godefroi, et qu'elle avait attaché au chevet de son lit.

-Je sonnerai si j'ai besoin de toi, dit-elle en congédiant du geste Andrette, qui attendait ses ordres.

Puis elle ferma sa porte, et vint s'asseoir devant une petite table sur laquelle autrefois elle avait écrit en secret bien des lettres, des lettres d'amour, adressées à M. Godefroi. Mais ce souvenir ne se réveilla pas vif et profond comme celui de ses affections de famille, des joies innocentes de sa première jeunesse. Il lui semblait que l'histoire dont ces lieux furent témoins n'était pas la sienne, et que les personnages dont ils lui retraçaient la mémoire étaient morts depuis long-temps. En effet, la figure carrée du fermier-général Godefroi ne ressemblait guère à celle que se rappelait en ce moment la bonne dame: une figure vive, svelte, élégante, le vrai type d'un héros de roman. Et c'avait été, du reste, tout un roman que les amours de Mlle de Tuzel avec Sébastien Godefroi. Mlle Adélaïde de Tuzel était la fille aînée d'un gentilhomme qui vivait à la campagne fort honorablement, mais qui passait pour avoir moins de fortune

que de noblesse. Sa terre était un arrière-fief, dont les droits et les honneurs féodaux se réduisaient à quelques redevances pour les bonnes fêtes et à la prérogative de forcer les manans à tirer leur chapeau quand ils passaient devant l'écusson sculpté au-dessus du portail de la grande cour. Ce domaine, assez vaste, était d'une stérilité passée en proverbe dans le pays; on disait d'un champ qui ne produisait rien: Il est comme les terres de la Tuzelle. Cependant la famille de Tuzel s'était soutenue avec son mince revenu grace à une circonstance singulière : pendant quatre générations, il n'y avait eu dans cette maison que des fils uniques, et aucune parcelle, si minime qu'elle fût, n'avait été détournée de la succession en ligne droite. La maison qu'on appelait le château avait toujours été convenablement réparée, le colombier ne tombait pas en ruine, et même on avait fait quelques embellissemens à la chapelle. Les Tuzel avaient vécu de père en fils avec une religieuse économie pour subvenir à l'entretien de toutes ces constructions, qui sans doute dataient d'une époque plus prospère. Les femmes de la famille avaient aussi concouru à l'œuvre et travaillé pour orner leur manoir. La plupart des meubles qu'on y voyait étaient l'ouvrage de leurs mains. Ce fut un grand étonnement et une grande douleur pour le dernier des Tuzel lorsqu'après quelques années de mariage il se trouva père de deux filles. Dès-lors son parti fut pris; il résolut de marier l'aînée, en lui substituant ses biens et son nom, et de mettre la cadette en religion chez les bénédictines d'Aix. Pourtant les deux sœurs restèrent à la Tuzelle et furent élevées ensemble. A la vérité, il n'y avait pas grande différence entre ce séjour et celui du couvent. Mme de Tuzel mourut jeune, et les deux sœurs demeurèrent seules sous la garde et tutelle de leur père, un bon gentilhomme campagnard qui chassait tout le jour, s'endormait aussitôt après souper, et dans l'esprit duquel ne s'élevait aucune inquiétude à l'aspect de ces deux charmantes filles qui rêvaient, s'ennuyaient et faisaient dans leur tête des romans dont elles ne lui disaient jamais un mot. Elles allaient rarement à la ville, et leur solitude n'était égayée que par les visites d'un vieux parent de leur mère, commandeur de Malte, lequel leur faisait de grands récits du beau monde, où il avait vécu jadis sans se mettre en peine d'observer rigoureusement les trois vœux de son ordre. Les années s'écoulaient, et M. de Tuzel n'expliquait pas encore ses volontés; pourtant les deux sœurs s'attendaient d'un jour à l'autre à entendre parler de mariage et de couvent. L'aînée avait en perspective un mari choisi par son père et qu'il faudrait accepter, fût-il

« PreviousContinue »