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l'ambition d'intervenir en toutes choses, ils ont semé sur des terrains arides qui n'ont jamais donné de fleurs.

Que les grands fleuves qui débordent rentrent donc dans leur lit et reprennent leur cours limpide! que les poètes vraiment dignes de ce nom se renferment dans les paisibles domaines de l'art! qu'ils soient hommes au lieu d'être humanitaires! C'est orgueil que de vouloir gouverner, réformer le monde avec une ode ou une méditation, ce vieux monde qui mourra, je le crains, dans l'impénitence finale. Artistes dévoués à votre œuvre, n'aspirez pas si haut: donnez de douces heures aux esprits délicats, élevez et consolez l'ame; avant le génie, nous vous demandons le bon sens, la raison; et d'ailleurs le génie, n'est-ce pas la raison élevée à sa dernière puissance? Que tous ceux qui travaillent à sculpter une statue pour leur tombeau soient admis au cénacle; mais que du moins la critique veille sur le seuil, et qu'elle écarte ceux qui n'ont point le rameau d'or. Les voies sont encombrées par des vanités ambitieuses et impuissantes; il faut les débarrasser; il faut se rappeler qu'un vrai poète, Hégésippe Moreau, est passé inaperçu dans la foule, et, par pitié pour les talens sérieux qui ont à lutter au début contre tant d'obstacles, il faut écarter le nuage bourdonnant des éphémères. Depuis dix ans d'ailleurs, de tous ceux qui ont tenté les luttes de l'art, il en est plus d'un qui a laissé sa vie dans le combat et qui est tombé, comme Chatterton, rongé par le double ulcère de la misère et de l'orgueil. Quelques-uns même n'ont pas attendu la mort et se sont jetés dans ses bras. Aujourd'hui, il y a heureusement intermittence dans ces fièvres que donnent les désespoirs de l'amourpropre. L'accès est calmé. Cependant, que d'exagération encore, que de ridicules prétentions, et surtout que de sentimens artificiels! Bien que tout cela ait été dit cent fois, il est utile, je crois, de le répéter; il est utile, pour ceux qui veulent tenter les hasards de la guerre, de compter les morts qui sont restés sur le champ de bataille. Redisons-le donc après tant d'autres : l'art n'est point, comme la science, accessible par la volonté seule; de toutes les œuvres de l'esprit, la poésie médiocre est la plus insignifiante et la plus vide, et c'est manquer tristement sa vie, quand on n'est pas marqué au front, comme disent les poètes, que de consumer dans des rêveries sans nom et des chants sans échos les jours rapides que Dieu nous a donnés pour penser et pour agir.

CH. LOUANDRE.

LES ANGLAIS

DANS LE CABOUL.

I. - Cabool, being a personal narrative of a journey to, and
residence in that city, in the years 1836, 7, and 8;
by the late lieut.-col. sir ALEXANDER BURNES. (London, 1842.)
II. Correspondence relating to Afghanistan.
– Parliamentary papers.

La politique anglaise dans l'Inde et dans l'Asie est entrée, depuis quelques années, dans une phase nouvelle. Jusqu'alors, elle avait été exclusivement asiatique, aujourd'hui elle devient européenne, et la grande question de prépondérance, que l'Angleterre avait pendant long-temps voulu concentrer dans la mer Noire, est désormais transportée sur les rives du haut Indus. Cet empire extraordinaire, qu'une compagnie de marchands a fondé dans l'ancien monde, touche peutêtre au moment de la plus grande crise qu'il ait jamais eu à traverser. Ce n'est pas que nous attachions une gravité exagérée aux revers que les Anglais viennent de subir dans le Caboul; quelque désastreuse qu'ait été cette grande calamité, elle n'est pour ainsi

dire qu'un accident dans l'histoire de la domination britannique. Mais elle appelle de solennelles représailles, elle impose à l'Angleterre la nécessité de la conquête, elle la force à sortir des frontières qu'elle voulait enfin se fixer, et à se jeter dans une série nouvelle d'aventures dont elle ne saurait prévoir le terme. Les succès qui attendent sans doute les armées vengeresses des Anglais leur seront plus fatals que cette cruelle défaite, et ils pourront dire ce que disait Pyrrhus après ses triomphes sur les armées romaines : « Encore une victoire, et nous sommes perdus. >>

Le plus grand danger de la puissance britannique dans l'Inde a toujours été dans son extension. L'instinct profondément pratique des Anglais ne s'y était pas trompé, et dans tous les temps nous voyons la métropole protester énergiquement contre des conquêtes dont elle pressent le poids funeste. Quand le fougueux Clive s'écriait prophétiquement : « Vous ne pouvez pas vous arrêter là, il faut marcher! >> le parlement répondait par un acte solennel de la législature (1), où il était déclaré «< que la poursuite de projets de conquête et d'extension de territoire était contraire aux désirs, à la politique et à l'honneur de la nation. » Vains efforts! les évènemens vainqueurs balayaient comme des feuilles mortes les actes du parlement, et c'était au moment même où la métropole lui posait une barrière que la compagnie des Indes donnait à son empire les plus grands développemens. C'était une marche fatale. Du moment où les marchands anglais eurent établi un comptoir à Calcutta, ils se trouvèrent en contact, et par conséquent en lutte, avec des voisins auxquels ils ne pouvaient permettre l'égalité. Il fallait commander ou obéir, les Anglais n'avaient pas le choix. De colons ils devinrent conquérans, de marchands ils devinrent souverains. L'issue du conflit ne pouvait être long-temps douteuse; c'était le génie chrétien et occidental, génie d'expansion et d'assimilation, aux prises avec les restes vermoulus de l'immobile et fataliste Orient. Dès-lors, les Anglais se trouvèrent lancés dans une voie de conquêtes où ils ne pouvaient plus s'arrêter. Les entreprenans marchands ajoutaient chaque année une nouvelle pierre au vaste édifice de leur empire, ils entassaient territoire sur territoire, pendant que la métropole, entendant les échos lointains et confus de leurs canons, effrayée et irritée de voir, pour ainsi dire, retomber sur ses bras le fardeau de ce mystérieux Orient, se révoltait contre les progrès de cette ambition mortelle.

(1) En 1784.

La compagnie des Indes, chose remarquable! était obligée de faire ses conquêtes en silence; elle les commettait presque comme des crimes, et les déguisait pour se les faire pardonner. C'est ainsi qu'elle fonda le système des états protégés. Le meilleur historien de l'Inde (1) disait devant la chambre des communes : « Le gouvernement conquérant, sachant bien que la conquête avouée, c'est-à-dire l'adjonction pure et simple du territoire et l'installation du pouvoir militaire, soulèverait en Angleterre une tempête d'indignation, tandis que, si on se bornait à faire la conquête en prenant soin de l'appeler par un faux nom, tout serait bien reçu, inventa l'expédient des alliances de subvention et de protection. Le malheur est que, pour ménager ce genre de préjugés en Angleterre, nous fumes obligés de maintenir dans ces états tous les vices de la plus détestable administration. >>

Ce fut ainsi que la compagnie établit peu à peu son joug sur cent millions d'hommes. L'empire de l'Inde, comprenant 20 degrés de latitude depuis le cap Comorin jusqu'à l'Indus, a été conquis de mémoire d'homme. Une fois lancés sur cette pente rapide, la difficulté pour les Anglais était de s'arrêter et de trouver une frontière. Cette ligne, ce point d'arrêt, se rencontrèrent enfin quand la compagnie eut réuni sous son autorité ou sous sa protection toute l'Inde proprement dite. Cette assimilation était naturelle; plus encore, elle était inévitable. Les états hindous formaient une unité par la religion, l'origine, le langage; ils se tenaient par la main, et, à mesure que l'un d'eux tombait dans le gouffre absorbant de la domination anglaise, il entraînait celui qui le touchait. Mais, quand les Anglais furent arrivés jusqu'à l'Indus, l'élan cessa, la continuité fut brisée. Il a été très bien dit (2): « Les populations au nord de ce fleuve n'ont aucun lien avec celles qui sont au sud. Elles sortent d'une source différente, elles professent des religions différentes, et conversent dans des langues différentes. Les Hindous du sud ont tous les mêmes vues spirituelles et temporelles; ils ont la face tournée vers le Gange. Les Afghans du nord sont mahometans, et sont tournés vers la Mecque. Ils sont dos à dos, sans aucun élément d'union. >>

Eh bien! c'était à cette limite posée par la nature que l'Angleterre pouvait s'arrêter. Arrivée haletante jusqu'à l'Indus, elle pouvait s'as

(1) James Mill.

(2) Voir des lettres fort remarquables publiées récemment dans le Times et signées Civis.

seoir sur les rives du fleuve et se désaltérer à ses eaux abondantes. Elle avait devant elle des rivières, des montagnes, des déserts et des peuples à demi barbares qui lui servaient de barrière. On croit qu'elle va respirer, planter sa tente sous les roseaux gigantesques de l'Indus; mais voici qu'un jour elle se lève, renverse elle-même cette barrière tant cherchée, et se précipite à travers les neiges jusqu'au centre de l'Asie. Qui donc l'a forcée de se relever et de reprendre sa course? Qui l'a arrachée à son repos? Qui? sinon son éternelle et implacable ennemie, sinon la puissance rivale qui s'avance lentement et silencieusement de l'autre côté du continent!

Il serait puéril de croire et de dire que l'Angleterre et la Russie se rencontreront bientôt sur le plateau de l'Asie. Il est vraisemblable qu'il ne sera pas donné à notre génération d'assister à ce spectacle. L'Angleterre ne craint rien pour l'Inde; c'est son bien, c'est sa part au soleil, à laquelle nul ne touchera de long-temps. Mais l'Inde ellemême, malgré son étendue et sa population, n'offre pas un débouché assez considérable aux productions de la métropole : ce n'est qu'une entaille ouverte par l'Occident dans les flancs du vieux monde pour y verser le sang de l'industrie moderne.

La Grande-Bretagne porte ses regards plus haut et plus loin, jusqu'au plateau central de l'Asie. C'est là qu'elle voit, non pas du territoire, mais des marchés à conquérir; non pas des sujets, mais des consommateurs à soumettre. Ce sont ces contrées, non encore nées à l'industrie, qu'elle veut inonder, par la grande artère de l'Indus, des flots de son éternel et intarissable calicot. Mais c'est là aussi qu'elle se trouve face à face avec la Russie, qu'elle la rencontre sur tous les marchés, la découvre sous toutes les intrigues. Sur ce terrain, la Russie est la plus forte, car elle a pour elle la géographie. Elle se sent chez elle, elle agit avec le silence et l'opiniâtreté des gouvernemens absolus, elle travaille ce monde assoupi, le retourne contre l'Angleterre, et lance sur l'empire de l'Inde ces populations intermédiaires qui semblent chercher et attendre encore un maître.

Il y a en Angleterre beaucoup d'hommes politiques qui voudraient que cette grande querelle de leur nation avec la Russie fùt vidée immédiatement sur la Baltique ou sur la mer Noire. Qu'ils lisent ce remarquable jugement que l'historien russe Karamsin portait sur la politique de son pays : « L'objet et le caractère de la politique étrangère de la Russie, dit-il, a universellement été de chercher à être en paix avec tout le monde, et de faire des conquêtes sans guerre, se tenant toujours sur la défensive, ne plaçant aucune confiance dans

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