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pris dans ces derniers jours un caractère pernicieux. Nos regards étoient fixés sur une côte montueuse et déserte que la lune éclairoit de temps en temps à travers les nuages. La mer, doucement agitée, brilloit d'une foible lueur phosphorique. On n'entendoit que le cri monotone de quelques grands oiseaux de mer qui sembloient chercher le rivage. Un calme profond régnoit dans ces lieux solitaires, mais ce calme de la nature contrastoit avec les sentimens douloureux dont nous étions agités. Vers les huit heures on sonna lentement la cloche des morts; à ce signal lugubre, les matelots interrompirent leur travail, et se mirent à genoux pour faire une courte prière ; cérémonie touchante, qui, tout en rappelant ces temps où les premiers chrétiens se regardoient comme membres d'une même famille, semble rapprocher les hommes par le sentiment d'un malheur commun. Dans la nuit on porta le corps de l'Asturien sur le pont, et le prêtre obtint qu'on ne le jetât à la mer qu'après le lever du soleil, pour qu'on pût lui rendre les derniers devoirs, selon le rite de l'église romaine. Il n'y avoit pas un individu de l'équipage qui

.

ne compatît au sort de ce jeune homme que nous avions vu, peu de jours avant, plein de fraîcheur et de santé.

L'événement que je viens de rapporter prouvoit le danger de cette fièvre maligne ou ataxique, dont on pouvoit craindre que les victimes ne fussent très-nombreuses, si des calmes prolongés ralentissoient le trajet de Cumana à la Havane'. A bord d'un vaisseau, de guerre ou d'un bâtiment de transport, la mort de quelques individus ne fait généralement pas plus d'impression que l'aspect d'un convoi funèbre dans une ville populeuse. Il n'en est pas de même à bord d'un paquet-bot dont l'équipage est peu nombreux, et où il s'établit des rapports plus intimes entre les personnes qui tendent vers un même but. Les passagers du Pizarro, qui ne ressentoient point encore les symptômes de la maladie, résolurent de quitter le navire à la première relâche, et d'attendre l'arrivée d'un autre courrier pour suivre leur route à l'île de Cuba et au Mexique. Ils regardoient les entre-ponts de la corvette comme empestés;

Typhus, Sauvages; Febris nervosa, Franck,

et, quoiqu'il ne me parût aucunement prouvé que la fièvre fût contagieuse ' par contact, je crus plus prudent de débarquer à Cumana. Je formai le désir de ne visiter la NouvelleEspagne qu'après avoir fait quelque séjour sur les côtes de Vénézuéla et de Paria, dont l'infortuné Löfling avoit examiné un très-petit nombre de productions. Nous brûlions de voir dans leur site natal les belles plantes que MM. Bose et Bredemeyer avoient recueillies pendant leur voyage à la Terre-Ferme, et qui embellissent les serres de Schönbrunn et de Vienne. Il nous auroit paru pénible de relâcher à Cumana ou à la Guayra sans pénétrer dans l'intérieur d'un pays visité par les naturalistes.

si peu

La résolution que nous prîmes dans la nuit du 14 au 15 juillet eut une influence heureuse sur la direction de nos voyages. Au lieu de

Le matelot dont j'ai parlé plus haut, et qui échappa à la mort par un changement d'air, n'étoit que très-légèrement incommodé lorsqu'on l'embarqua à la Corogne; c'étoit sans doute à cause de la disposition particulière de ses organes, qu'il fut le premier attaqué de la fièvre maligne lorsque nous entrâmes dans la zone torride.

quelques semaines, nous séjournâmes une année entière à la Terre-Ferme; sans la maladie qui régnoit à bord du Pizarro, nous n'aurions jamais pénétré à l'Orénoque, au Cassiquiare, et jusqu'aux limites des possessions portugaises sur le Rio Negro. Peut-être aussi devons-nous à cette direction de notre voyage la santé dont nous avons joui pendant un si long séjour dans les régions équinoxiales.

On sait que les Européens courent les plus grands dangers pendant les premiers mois où ils sont transplantés sous le ciel brûlant des tropiques. Ils se regardent comme acclimatés lorsqu'ils ont passé la saison des pluies aux Antilles, à la Vera-Cruz ou à Carthagène des Indes. Cette opinion est assez fondée, quoiqu'il existe des exemples de personnes qui, échappées à une première épidémie de la fièvre jaune, ont péri victimes de la même maladie dans une des années Subséquentes. La facilité de s'acclimater paroît être en raison inverse de la différence qui existe entre la température moyenne de la zone torride et celle du pays dans lequel est né le voyageur ou le colon qui change de

passer

climat, parce que l'irritabilité des organes et leur action vitale sont puissamment modifiées par l'influence de la chaleur atmosphérique. Un Prussien, un Polonois, un Suédois sont plus exposés en arrivant aux îles ou à la TerreFerme, qu'un Espagnol, un Italien, et même un habitant de la France méridionale '. Pour les peuples du Nord, la différence de température moyenne est de 19 à 21 degrés, tandis que pour les peuples du midi elle n'est que de q à 10. Nous avons eu le bonheur de. 9 le temps où l'Européen récemment débarqué court le plus de danger, dans le climat exessivement chaud, mais très-sec, de Cumana, ville célèbre pour sa grande salubrité. Si nous eussions continué notre voyage à la Vera-Cruz, nous aurions partagé peutêtre le sort malheureux de plusieurs passagers du paquet-bot, l'Alcudia, qui arriva à la Havane avec le Pizarro, à une époque où le vomissement noir faisoit de cruels ravages dans l'île de Cuba et sur les côtes orientales du Mexique.

Le 15 au matin, à peu près par le travers

'Nouv.-Esp., T. II, IV, p. 484 de l'édition in-8".

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